Je me souviens des noyers, c’est un souvenir court mais très puissant.
Dans les années quarante, tout au long des routes, il y avait encore des noyers. On devait, m’a-t-on dit, ces plantations originales à des nécessités d’ordre militaire. Les noyers pouvaient être utiles en cas de transport des canons. Leur bois aurait pu servir à fabriquer des fûts, qui auraient permis des réparations sur place. Ces histoires de fûts et de canons n’avaient rien à voir avec des activités vinicoles. Les routes, sans qu’on le sache à l’époque, étaient patriotiques.
La route qui monte au nord de Saint Valentin, et qu’on appelle la « côte du Portal », est bordée de noyers, en 1948, comme les « allées » qui conduisent aux fermes isolées.
En automne, quand les jours sont encore longs, et resplendissent parfois de couleurs vives et mélancoliques, de ces couleurs qui nous ont fait écrire dans les rédactions que les « feuilles s’empourprent » et que les « buissons s’embrasent », nous revenons de l’école, sur cette voie royale, comme escortés par tous ces noyers, qui nous font, au sens exact de l’expression, une haie d’honneur.
Nous, c’est-à-dire les frères Riffet, Jacky Boiron, les frères Trumeau, la fille du garde de Borderousse, Mr Mitaty, la fille du garde des Lagnys, Claudine Bouquin, au total une dizaine d’écoliers à bicyclette, le sac au dos, une troupe d’enfants joyeux, rieurs, insouciants, inconscients, avec des genoux un peu écorchés par les chutes de vélo, des blouses un peu déchirées.
Vers quel horizon dirigions-nous nos machines ferraillantes ? vers quel avenir avions-nous mis le cap ? vers quelles vies allions-nous peu à peu nous disperser ?
Ces questions ne se posaient pas. Et nous étions sous les noyers. Alors je me souviens qu’on s’arrêtait, on appuyait les vélos contre le tronc des arbres et on ramassait des noix.
Les noix fraîches ont une saveur particulièrement vive, une fraîcheur crémeuse inégalable. Il faut enlever la première enveloppe et ensuite on a les doigts jaunes pour une semaine au moins. Pour casser les noix, on peut sortir d’inoffensifs couteaux à bout rond, ou les serrer très fort entre le pouce et l’index.
La scène dans son ensemble dure au total dix minutes, et puis on s’emplit les poches avec des noix, on remonte sur les vélos.
Derrière, les noyers nous saluent. On reviendra, les copains, c’est juré. On aime bien les noyers.
On les a vus dans la dictée de Louis Pergaud. Les « couilles molles de Longeverne » et « les peigne-culs de Velrans », qui vivent dans le Dauphiné, en parlent abondamment. Les noix me font rêver.
« Qu’y a-t-il dans une noix, quand elle est fermée? » s’interrogeait Charles Trénet. Les soirs de veillées, on « casse des noix ». On en fera de l’huile de noix. On mangera du miel avec des noix.
Au printemps, on a vu des « chenilles » sous les noyers, ce sont les fleurs étranges du noyer, c’est bon signe. En été, on les a vu grossir, très doucement. Les noix ne sont pas pressées, mais « à la Madeleine, la noix est pleine ». Pourtant, on la mangera plus tard, elle n’est pas mûre.
Le berrichon dit « un noix ». Le féminin n’existe que dans les livres. C’est comme pour la dinde, qui se dit « le dinde », je ne sais pas pourquoi.
Les noyers sont partout, on redoute leur ombre, qui provoque les fameux « sangs glacés ». Mais on aime l’arbre et ses fruits. C’est un arbre familier, un emblème de la civilisation, un arbre qui donne une leçon de longévité. On cite des noyers bi-centenaires, ils font rêver d’éternité.
Plus tard, les noyers, je les ai gaulés, sans méchanceté, par tradition, avec une longue perche, qui restait appuyée sur l’arbre, à la disposition du passant.
Et puis je les ai regardés, une fois gaulés. Ils tendaient leurs longs bras décharnés dans le vent aigre d’un octobre frileux. Les noyers suscitent les comparaisons.
« Le noyer gaulé dit au vent ses douleurs », écrit joliment Guillaume Apollinaire.
Mais je ne le savais pas, à l’époque.
Guillaume, Guillaume Apollinaire, pas Guillaume de l’Hôtel Guillaume, je l’ai connu plus tard, et encore, pas personnellement.
Mais je les apprécie bien tous les deux, les Guillaume.
Pour des raisons différentes, il est vrai.
ROLLAND HENAULT ("Le Bonheur de Saint Valentin" aux Editions de l'impossible - 2002)