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25 juillet 2015 6 25 /07 /juillet /2015 10:18
Guillaume le mal aimé…

Oui, il mérite ce titre honorifique, Guillaume Apollinaire. Sa vie est une suite de petits malheurs. Petits, les malheurs, mais à force ça s’accumule. Guillaume n’a pas de chance avec les femmes. Guillaume n’a pas de chance avec la justice. Guillaume n’a pas de chance avec la Joconde. Guillaume n’a pas de chance avec la guerre. Guillaume est blessé dans une tranchée alors qu’il lit le journal. Guillaume est trépané. Guillaume est victime de la grippe espagnole. Guillaume meurt le 9 novembre 1918, et la foule scande sous sa fenêtre: « A mort Guillaume ! » Guillaume ne sait pas que la foule hurle le nom de l’empereur d’Allemagne, Guillaume n’a pas de chance avec la foule. Guillaume n’a pas de chance avec la victoire. Guillaume n’a pas de chance avec la mort. Voici le Pont Mirabeau.

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse »

Le vocabulaire de Guillaume, ça part comme un feu d’artifice. Ca paraît tout simple. Au début seulement.

Le « pont » : Ce petit mot est d’une richesse miraculeuse. Il permet la traversée dans l’espace et dans le temps. Le pont triomphe du temps, comme en témoigne l’expression actuelle « faire le pont » entre deux jours fériés. Mais un pont c’est aussi dans l’espace, sur les deux rives de la Seine, un pont sur les souvenirs. Le pont est également utilisé pour franchir les classes sociales : la rive gauche n’est pas la rive droite. Mais le pont a donné lieu a tellement de mythes qu’on en reste ahuri ! Le Pont de l’épée auquel est affronté Lancelot, dans la légende « arthurienne ». Le pont donne des pouvoirs inédits au chevalier. Des pouvoirs magiques. Lancelot, à cause du pont, ne se décourage jamais. Il passe sur la lame que constitue ce pont en apparence impraticable à l’humanité ordinaire. Et de l’autre côté de la rive, Lancelot n’a pas peur des lions qui l’attendent avec férocité. Lancelot n’a pas besoin de pontonniers comme plus tard dans les armées ordinaires. Et maintenant la méditation à propos du temps, et à propos du fleuve. La « Seine » est souvent prise à témoin par les poètes. La Seine est devenue un mythe. Mais relisons bien. Notons l’inversion du sujet : « coule la Seine ». Ce qui est mis en valeur, c’est la fuite du temps. Allons jusqu’à Héraclite, le philosophe grec. Héraclite est l’auteur de la fameuse formule : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Cette phrase s’interprète ainsi : le monde est perpétuellement en mouvement. Il est vain de chercher à retrouver le « temps perdu ». Les anciens grecs imaginent le monde à partir des quatre éléments : l’eau, le feu, l’air, la terre. Dans ce cas précis, l’eau est l’élément essentiel. L’eau a donné naissance à des créatures féminines : Nausicaa, Ophélie, Ondine… elles portent malheur à Guillaume Apollinaire. Le poète ne maîtrise pas son destin. Voir le texte « Mon beau navire ô ma mémoire… dans une onde mauvaise à boire … avons-nous assez divagué… »

« Mirabeau ». Mirabeau était très laid. Le pont où l’on se « mira beau » : C’est ce qu’évoque le patronyme. Le regret inutile, implacable, du passé. Mirabeau renvoie une image très pénible d’une beauté entièrement reconstruite, d’une beauté purement imaginaire.

« Et nos amours » : les « amours » de Guillaume sont toujours en fuite, comme la Seine sous le pont Mirabeau. Comme les créatures de la mythologie grecque.

« Faut-il qu’il m’en souvienne » : le souvenir s’impose à Guillaume (impersonnel « il »). C’est un phénomène étranger, un phénomène atmosphérique, le destin domine Guillaume. Etrange emploi du subjonctif, assorti d’une interrogation. (Le subjonctif est le mode du « doute ». Rien n’est sûr… et Guillaume nous laisse dans l’incertitude, dans l’angoisse).

« Vienne la nuit, sonne l’heure… » : Ici encore, on ne sait pas qui parle. La voix du destin ? Peut-être… La nuit vient, elle domine le destin de Guillaume, comme l’heure qui sonne va dominer la vie de Guillaume… est-ce un ordre ? Un souhait ? En tout cas, cet ordre est subi par le poète. Comme nous subissons nous-mêmes le temps, la nuit, et l’heure… nous subissons les questions posées par la vie…nous sommes tous chassés par les heures…

« La joie venait toujours après la peine » : il s’agit d’un passé idéalisé. Apollinaire est incurable : le passé lui apparaît comme une saison heureuse et impossible à retrouver.

« Sous le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse… »

La syntaxe est bousculée, dans la poésie de Guillaume. Et le pont est utilisé dans une très belle métaphore. Qui aurait eu l’idée du pont de nos bras, sans Guillaume Apollinaire ? Les bras sont comme les arches d’un pont. Les bras sont vraiment fraternels, les bras sont amoureux.

Reste une image à préciser, image qui explose la grammaire. L’onde est lassée par les éternels regards. Mais avec cet ordre bouleversé, on peut comprendre d’abord comme une formule magique. Et puis on réfléchit : l’eau est lassée par les regards des hommes. C’est donc interactif, comme disent les internautes, qui ne sont pas, en général, des cosmonautes de l’esprit.

Onde : ce mot n’est plus guère employé en 2015. Mais Victor écrit vers le milieu du 19ème siècle : « Waterloo Waterloo morne plaine » et il ajoute : « comme une onde qui bout dans une urne trop pleine ». Et La Fontaine avait devancé Victor avec son histoire d’agneau qui se désaltère dans une onde pure. Donc, Guillaume a bien le droit d’employer l’onde pour l’usage qui est le sien…

Vous avez vu comment je procède ? Je n’ai rien inventé. Simplement je dis tout ce qu’il est possible de dire à propos d’un mot… ou d’une phrase. Vous pouvez faire mieux que moi. En tout cas, différemment…

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