Mon grand père ne croyait pas à la disette. Il haussait les épaules et il faisait cette remarque pleine de bon sens :
-« S’il fallait croire tout ce que les gens disent…la disette, c’est ça la disette, c’est des racontars… »
Et il prenait son quignon de pain et il frottait de l’ail dessus. Il appelait ça une frottée d’ail. Mon grand père disait jamais « la disette ».
Il affirmait que la disette c’était des « on dit ». Il était très fort en sémantique, mon grand père. En outre, il disposait d’un très fort tempérament. Il racontait ce qu’il avait vu à la guerre. Des gars comme lui, pas des pédés comme les médecins d’aujourd’hui. Pas des gonzesses.
Et il le disait, il le crachait à la face du monde :
-« …j’ai bien le droit de le dire, puisque c’est vrai !...et c’est pas un flic ni un juge qui vont m’impressionner ! J’en ai vu d’autres… »
Alors si on lui parlait des nutritionnistes, il répondait illico :
-« …les nutritionnistes, c’est des pédés…ou des gonzesses…A Verdun, on leur aurait fait bouffer des rats avec de la boue et de la merde… »
Bien sûr, aujourd’hui, en 2014, les allusions aux pédés et aux gonzesses, ça tomberait mal.
Pourtant, il était sûr de son bon droit :
-« …je boufferai de l’ail quand je voudrai… »
On peut penser qu’il était un peu borné mon grand père, mais allez lui dire. Il avait toujours une fourche dans les mains et il disait aussi :
-« …qu’ils viennent pas me faire chier, les nutritionnistes !...s’ils approchent, je les enfourche… »
Et les nutritionnistes n’approchaient pas.
Il aurait plus manqué que ça qu’ils approchassent, les nutritionnistes !
Du coup, mon grand père retrouvait la conjugaison et même les temps du subjonctif !
C’est bien la preuve qu’il refusait la disette.
Quand il n’y avait pas de beurre, il mangeait quand même du beurre.
Quand il n’y avait pas de crème il mangeait quand même de la crème.
Quand il n’y avait pas de nouilles il mangeait quand même des nouilles !
Quand il n’y avait pas de cochon, il prenait son grand couteau à tuer les boches et il se dirigeait vers l’étable à cochons. Il fallait voir les cochons comme ils tremblaient !
D’ailleurs le surnom de mon grand père c’était : l’homme qui fait trembler les cochons !
Mon grand père, alors, capturait un cochon. Il avait un truc : il attrapait le cochon par la queue et il disait : c’est facile, ils ont la queue en tire-bouchon…
Et alors il ajoutait : retournez vous les enfants, sinon vous allez être traumatisés…retournez-vous, je vous dis, je vais égorger le cochon…ça va vous faire de la peine…
Et le cochon se mettait à gueuler, avec sa tête de cochon…mais ça lui faisait pas mal, au cochon…c’était du cinéma…
Alors mon grand père se retournait vers nous et il nous demandait : choisissez votre morceau…le cochon il a pas souffert !
Et nous on le croyait sur parole mon grand père.
Et après tout vous me croyez bien aussi, vous, mes lecteurs.
Et je suis pas plus con que vous.
Donc mon grand père ne croyait pas à la disette. Je viens de le démontrer. CQFD.