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17 février 2018 6 17 /02 /février /2018 10:44

Je me souviens que nous avons été tout de suite copains, avec l’américain Robert Kramer, étudiant à New-York et fils de grands bourgeois intellectuels connus dans le milieu.

Je me souviens que les différences sociales, on ne les voyait pas, il ne les montrait pas. Je me souviens encore que nous avions organisé une course de bicyclettes avec Robert et plusieurs autres « étudiants » d’Issoudun.

On partait des Pyramides, on allait en haut de la côte du Portal, puis on tournait vers les Lagnys. C’est là, je me souviens, quand on avait pris vers Ménétréols, que j’avais prévu ce que j’appelais le Col. A un moment, la côte atteint 215 mètres d’altitude, puis après on redescend vers les Pyramides et je me souviens que sur la vieille carte d’Etat-Major, on voyait la cour de la ferme à 170 mètres.

Je me souviens que j’avais calculé de le lâcher dans la côte, pendant que les autres le distrairaient et j’avais presque réussi, mais dès qu’il avait voulu il était revenu sur moi comme un cinglé dans la descente, il m’avait doublé et il s’était ramassé sur l’accotement. J’avais eu peur, mais il s’était relevé aussi sec, il se tenait le bras gauche avec la main droite et il rigolait:

- Je me suis laissé aller, c’est rien... juste une fracture...

On lui avait refilé le plus mauvais vélo, un pignon fixe, sans dérailleur, et il gagnait quand même! Il avait été soigné à l’hôpital d’Issoudun, avec du nitrate d’argent notamment, (je ne sais pas pourquoi, à l’époque, les médecins du centre de la France étaient très branchés sur le nitrate d’argent, à propos de n’importe quoi). Il était très content parce que c’était un médicament archaïque, et il avait téléphoné la chose à son père aussitôt. Pour signaler le caractère médiéval du traitement, avec une certaine fierté.

L’hôpital d’Issoudun, je me souviens, lui paraissait être une curiosité, une reconstitution historique. Il ne savait pas que ça existait encore, des établissements comme ça !

Je me souviens encore qu’avec Robert, on allait chercher les vaches avec la 2CV et que ça se passait comme dans un western. Les vaches couraient, Robert, debout dans la 2CV découverte lançait des cris d’américain !

Il conduisait aussi le tracteur mais il descendait et marchait à côté, tranquillement. On se battait sur le tas de fourrage, mais pour rigoler. Comme c’était trop banal, il avait eu l’idée d’un duel à la fourche, toujours pour rigoler. Il jouait de la flûte, buvait du vin de la vigne, quand il pleuvait. Je crois que j’ai compris le mot « blues » cet été-là.

Il était allé dans le Puy-de-Dôme, avec le groupe d’étudiants américains, et il m’avait raconté qu’il était « sorti avec une fille », qu’il avait « tout fait sauf to fuck ». Il semblait le regretter très vivement.

Un jour, je lui avais passé la faux, pour le maïs. Je me souviens des paroles de ma mère :

- Enfin Rolland, mon petit, la faux, tu te rends pas compte… un américain avec une faux… c’est dangereux ! Dis-moi que tu recommenceras pas...

Et puis il est reparti par le bateau, au Havre, la traversée durait sept jours et il avait sept bouteilles de vin de la vigne. Pour son père, en principe. Mais il les a vidées, les bouteilles, durant la traversée.

Ensuite, on devait aller en Amérique, mais ma mère avait peur pour moi, j’étais jeune et pas du tout habitué à l’Amérique. C’était trop grand, New York, je me perdrais. Même sur le bateau, sûrement que je me noierais. Et puis il y avait les buildings, je ne saurais pas monter si haut, je serais tombé, forcément, et tout ça sans compter les gangsters, Rolland mon petit, tu es jeune encore… je me souviens de ses paroles et de sa voix, très exactement.

Et puis Robert Kramer téléphone un jour de l’été 1984 :

- Allô… c’est Robeur…   

Il est à la gare d’Issoudun mais nous ne devons pas aller le chercher, il sera au comptoir du Café Guillaume vers midi. Ils font Issoudun-Saint-Valentin à pied, les Kramer ! A midi, au café Guillaume, il était là avec sa femme, Erika.

On s’est tous retrouvés, mes deux frères, l’américain et moi, devant quatre Ricard français.

Robeur et Erika étaient habillés en routards, avec des sacs à dos. On est allés aux Pyramides, on a passé une journée étrange et merveilleuse, hors du temps. Robert Kramer était un artiste connu en France, dans le monde entier, pour un cinéma très engagé et marginal. Il avait tourné « Guns » notamment, et, bizarrement, il avait représenté la France au Festival de Cannes. Il préparait « Diesel » avec Agnès Soral, Gérard Klein, Laurent Terzieff et plein d’artistes connus. Mais il ne savait pas encore le titre du film, ni même le nom des acteurs. Il envisageait un tournage au Portugal, et il était un peu déçu de ne pas avoir Adjani dans la distribution.

Je me souviens que mon frère Paul, qui avait séjourné en Angleterre et aux Etats-Unis, a parlé anglais toute l’après-midi, bien que Robeur parlât français, et qu’il lui ait demandé d’en faire autant. Je me souviens que la scène se passait d’abord dans la cuisine de la ferme puis dans la salle à manger de mon frère Jean-Philippe. Il s’est inquiété de la mort de ma mère, du vin de la vigne, et on est allés en direction du champ où on jouait au western. C’était bien, de sa part, une recherche du temps perdu.

A un moment, Robert a dit :

- Est-ce qu’il y a toujours la pièce noire, la pièce sacrée ?...

C’était la salle à manger, où on ne mangeait jamais, qu’on traversait effectivement sans faire de bruit, avec des gestes particuliers, des sortes de rituels.

Je me souviens, je lui ai rappelé qu’on avait écrit une chanson ensemble, et que ça s’intitulait « Haricot blues ».

Je me souviens qu’il ne s’en souvenait pas, lui. J’étais presque déçu. J’ai rappelé les paroles, pourtant énergiques :

« Marchands de fayots

  Tous au poteau »

Il avait oublié notre premier chef d’oeuvre. Je me suis consolé. Je me suis dit que la culture orale, ça s’envolait vite, finalement, et que les américains n’avaient pas beaucoup de mémoire.

On s’est téléphoné, à plusieurs reprises, dans les années quatre-vingt. On était redevenus les copains de l’été 56, d’autant que j’étais anar, tendance Monde Libertaire, anti-militariste.

Vers 1990, « Bande à Part », une association de cinéphiles de Châteauroux, passionnée, très sympathique, lui a rendu hommage. J’ai repris contact avec lui.

A un moment, il m’avait parlé d’une maison, qu’il allait peut-être acheter, à Joigny, dans l’Yonne. Une autre fois, je l’ai attendu au téléphone parce qu’il était sous la douche. Ca m’a rappelé la salle de bains et les séances de phonétique.

Je veux dire qu’il existait toujours, par des petits détails, qui venaient ponctuer les mois et les années.

Il m’a invité au Grand Rex, pour un de ses films. Je l’ai raté encore. Il m’a invité à passer rue Alphand à Paris, dans le 13ème arrondissement, que je connaissais assez bien, je l’ai raté une deuxième fois. Il m’a invité pour son chef d’oeuvre, « Route One USA »… j’ai tout raté.

En janvier 2000, je me décide à lui téléphoner, il vient de tourner un film et de jouer un rôle dans un autre, auprès d’Isabelle Huppert.

Au téléphone, je n’entends pas la voix familière de celui qui disait « you-meur ». C’est une voix féminine, jeune :

- Je suis la fille de Robert Kramer… (c’est une très belle voix, très profonde et très présente en même temps, je la trouve très envoûtante et très éloignée de moi, ce qui me fait un peu de peine)… Robert Kramer est mort il y a quelques semaines.

En novembre 1999.

Deux jours plus tard, j’entreprends de raconter « l’année de l’américain ». 

J’en suis à quarante pages, et ça vient bien, je crois.

Mais mon ordinateur se bloque. Le réparateur intervient et il efface Robert Kramer. Salaud !... On n’a pas le droit d’effacer Robert !

Je me souviens de l’année de l’américain, je me souviens de Robert Kramer, de sa voix, de son rire, de cette impossible rencontre.

Tous les informaticiens du monde ne pourront jamais effacer Robert Kramer. 

 

ROLLAND HENAULT

("Le Bonheur de Saint Valentin" Editions de l'impossible - 2002)

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