Il est impertinent de s’exprimer à la première personne du singulier, c’est donc ce que je vais faire.
C’est au cours de l’été 1976, que me fut remise ma première décoration, par le ministre de la Défense Nationale lui-même.
C’était très impressionnant. Il s’appelait Bourges, n’était pas berrichon et n’avait pas accompli ses obligations militaires !
Il me poursuivait, tout en demeurant immobile, pour « diffamation et injures envers l’armée française ».
La médaille, je veux dire la condamnation, me fut accrochée au printemps suivant. Le mensuel satirique grâce auquel j’avais obtenu cet honneur, et qui s’appelait le « Provisoire », avait en effet rappelé en termes très expressifs les spécialités des tortionnaires du 2ème Régiment Etranger Parachutiste durant la guerre d’Algérie. Je fus défendu par quelques crapules qui avaient nom Claude Bourdet, Henri Alleg, directeur d’Alger Républicain, Pierre Vidal-Naquet, auteur des « Crimes de l’armée française ».
L’honneur de l’armée française coûtait à l’époque 3000 F, ce qui fait une somme dérisoire, si l’on veut bien diviser par le nombre d’officiers tortionnaires et de sous-officiers gourmands de sévices, qui se livrèrent à leur loisir favori entre 1954 et 1962.
C’est cette année-là que je compris l’intérêt de l’impertinence, de l’effronterie, de la diffamation. Cette impertinence était d’ailleurs tout à fait pertinente : on ne nous condamna pas pour avoir proféré des mensonges, mais pour avoir rapporté des vérités qu’il ne fallait pas dire.
C’était une atteinte à l’honneur, revêtement protecteur, sous lequel les hommes de pouvoir ont coutume de mettre à l’abri les excroissances assez monstrueuses de leur libido.
C’est cette année-là aussi que je reçus de Maurice Laisant, anarchiste incurable, un mot de félicitations : « Ta condamnation, c’est l’acte de naissance du journal. »
En 1979, un autre procès en diffamation vint renforcer l’effet du précédent, grâce à un prêtre désenvoûteur de mobylettes en milieu rural.
C’était en somme une piqûre de rappel. Salutaire.
Et puis plus rien jusqu’en 1993, date à laquelle trois injections consécutives provoquèrent une overdose de dettes, et la mort du journal. L’honneur devenait de plus en plus chatouilleux.
C’est triste, d’autant plus que, depuis, les procès en diffamation, en France, prennent des proportions impensables il y a dix ans, dans une indifférence quasi-générale ! Les pouvoirs ont en effet compris que le temps des amendes symboliques était passé.
Les escrocs officiels, patrons, magouilleurs de tout acabit, vous réclament désormais des sommes d’argent fabuleuses, que vous gagnez péniblement en une vie, et qu’ils volent, eux, en un seul jour.
Si bien que maintenant, pour pratiquer l’impertinence, sport indispensable, il ne suffit plus d’être drôle et courageux, il faut aussi avoir les reins et le compte en banque solides.
C’est pourquoi l’on doit, urgemment, réclamer le droit à la diffamation, dès lors qu’existe un droit de réponse.
Dans une société joyeuse, épanouie, le droit à l’injure devrait constituer l’article premier de la constitution.
ROLLAND HENAULT (dans "Articles Volume 4", Editions de l'Impossible)