Je voudrais profiter de cette accalmie momentanée dans l'actualité militaire française pour me livrer à une petite mise au point concernant l'héroïsme et le courage au combat. On sait que la noblesse française du Moyen Age s'enorgueillissait d'avoir le sang bleu, celui qui faisait les héros, et que le vrai noble pouvait exhiber ses quatre quartiers de noblesse, à savoir quatre générations d'ascendants dûment répertoriés et labellisés pour leurs qualités de pourfendeurs d'ennemis.
Or, je ne crains pas de le dire, je peux, moi, plouc, exhiber quatre générations de trouillards, de peureux, de couards honteux, qui ont fui devant l'ennemi, aussi rapidement que le leur permettaient les moyens mis à leur disposition.
Je commence par mon propre cas. Soldat de seconde classe, enrôlé de force, je n'ai fait aucun effort pour repousser l'ennemi en 1940. Il est vrai que je n'avais qu'un mois d'existence. J'ajoute toutefois qu'en 1944 j'assistai en spectateur distrait aux évolutions aériennes ou terrestres des Alliés repoussant le boche en son enclos d'origine. La guerre d'Indochine ne suscita en moi aucun enthousiasme spécial. Celle d'Algérie me trouva embusqué dans une faculté de lettres, sous le vague prétexte d'entreprendre des études, en réalité planqué sous des piles de livres pour échapper aux agressions dont sont souvent victimes les soldats, même simples, à l'occasion des guerres. Quand, contraint et forcé, je fus poussé dans une caserne, j'y évitai soigneusement de m'approcher des armes, instruit du danger que représentent les projectiles pour leur cible, lorsque ceux-ci sont lancés à grande vitesse. J'ajoute que je n'ai pas bougé le petit doigt durant la guerre du Golfe, sauf peut-être en levant mon verre de blanc d'Alsace au comptoir.
Deuxième quartier : mon père. Bien que ne mesurant officiellement pas plus d'un mètre soixante-huit, il fut, en juin quarante, un des premiers arrivés à Limoges évitant scrupuleusement de s'attarder en route, le trouillomètre, comme on dit, à zéro pile, de la Picardie jusqu'au Limousin. Un vrai marathon du trouillard, enlevé haut les bandes molletières, devant les boches médusés.
Troisième quartier : mon grand-père. Particulièrement astucieux, il trouve le moyen d'effectuer trois ans en Algérie, de 1893 à 1896, soit une soixantaine d'années avant les hostilités, ce qui lui permit d'éviter tout contact avec les combattants du F.L.N. Sa présence à Verdun en 1916 n'est qu'un accident de parcours et il y a fort à parier qu'il y fît montre de ses qualités de trouillard puisqu'il parvint habilement à se frayer un chemin abrité, malgré la pluie des projectiles. J'ajoute qu'il était zouave, ce qui donne à ses activités guerrières une allure comique de bon aloi.
Enfin, quatrième quartier : ma famille entière avait passé la Loire en 1870, dès qu'elle eut entendu parler, par la rumeur publique, de l'arrivée des Prussiens en Beauce. La suite prouva qu'elle avait eu raison. Dans sa grande frayeur, toute la tribu, sautant à pieds joints par-dessus le fleuve gaulois, évita de se retrouver chair à pâté à Coulmiers, ancien champ de betteraves promu champ de bataille en raison de l'héroïque boucherie que l'on sait.
Je pense n'avoir rien à ajouter. Si ce n'est que malgré un patronyme de guerrier franc, je suis toujours bien décidé à poursuivre dans la tradition : j'appartiens à la noble race de ceux qui se sauvent. Dans ma poche, j'ai en permanence, pour me remonter le moral et m'entretenir l'intellect, le livre d'Henri Laborit : « Eloge de la fuite ».
Rolland HENAULT (« Articles volume 5 - 1996-1989 » - Editions de l’Impossible)