Sur la route blanche, le plouc s'en allait rarement. Il observait d'un œil inquiet l'endroit où le chemin fait un coude, en direction des contrées étrangères situées à quelques portées de fusil, et puis il rabattait sa casquette et rentrait chez lui : le chemin des ploucs n'est pas un chemin pour partir.
Un jour pourtant, les ploucs emprunteront une dernière fois la route blanche et ils disparaîtront dans la poussière, très loin de l'autre côté de l'horizon, là où on ne va jamais. Les ploucs seront au paradis.
C'est ma grand-mère qui me l'a dit. Et ma grand-mère ne ment jamais.
Le paradis, c'est un grand jardin, avec des cerisiers, des pêchers de vigne et un vieux pommier tout au fond de l'allée, comme il est dit dans le catéchisme. En entrant à droite, on est saisi d'abord par le parfum des lis, qui vous transporte, littéralement : à sept ans, quand je franchissais la porte du jardin, je respirais très fort une fleur de lis et je m'envolais.
A gauche, il y a un rosier mousse. Grâce à lui je me suis envolé aussi plus d'une fois. C'était des odeurs très puissantes, comme on n'en fait plus maintenant, pour ainsi dire de la qualité d'avant-guerre. Depuis j'ai souvent essayé de m'envoler par ce moyen-là. Sans aucun succès : les parfums ne sont plus ce qu'ils étaient et un certain alourdissement a peut- être rendu aussi le décollage plus laborieux. Pour en revenir au paradis, c'était aussi la nourriture du plouc : les poireaux, les salades, les choux, ça croît et ça se multiplie dans le paradis. Le dessert également : fraises, groseilles et framboises à volonté. Même les hors- d'œuvre : radis et tomates à plein raviers !
Tout au fond du jardin, sous le pommier, est installé un fauteuil pliant où va s'asseoir mon grand-père avec son chien à ses pieds. Il restait là des heures, au milieu de son jardin, à observer les merles qui lui bouffaient ses cerises, les taupes qui lui suçaient ses carottes et les limaces qui lui vidaient ses fraises. Apparemment, il ne leur en voulait pas trop. A peine s'il tendait un ou deux pièges par-ci par-là, pour sauver l'honneur. Maintenant, avec le recul, je sais ce qu'il faisait, mon grand-père : il s'entraînait ! Il se détachait peu à peu du monde. Il entrait en contemplation, ni plus ni moins. Sans connaître le mot, évidemment, car le plouc ne disposait, dans le domaine religieux, que des connaissances théologiques fondamentales : en haut il y a le bon dieu, en bas, il y a le diable. Tout ce qui fait du bien, comme s'attarder le soir au bistrot, regarder les femmes par en dessous quand elles grimpent aux échelles, ou arrêter la charrue au bout du champ pour piquer un roupillon, c'est le diable. Tout ce qui fait du mal, comme monter les sacs de cent kilos au grenier, écouter le curé à genoux sur un banc et gaspiller son vin rouge avec de l’eau, c'est le bon dieu. L'idéal, ce serait de faire ce que dit le diable et que le bon dieu le sache pas...
ROLLAND HENAULT ("Articles volume 6 - 1988 - 1975" - Editions de l'impossible)