On arrivait ainsi à L’Etang le Roy. Le Roy avait conservé un i grec (?) à Issoudun. C’est dire s’il nous faisait rêver, d’autant plus que les malteries Franco-Suisses (à ne pas confondre avec les entremets franco-russes, très prisés à l’époque !) lançaient vers le ciel des cheminées recouvertes d’une sorte de casque gigantesque. Hitler pouvait s’aligner, les malteries ne le laisseraient pas venir à Issoudun !
On entre ensuite par le faubourg des Alouettes, on sent, il est impossible de ne pas sentir, les émanations de la « rivière forcée », devant la gare. Les transports Dudeffant et les transports Veauvy transportent des denrées lourdes dans des véhicules tirés par des chevaux.
Pégase n’est pas loin. Et le crottin est noble, comme à Auteuil ou à Longchamp. Le soir, on va le ramasser à la pelle, c’est bon pour les géraniums. Le Boulevard s’appelle déjà « Stalingrad » mais tout le monde dit « Nicolas Leblanc », en l’honneur de l’inventeur de la soude, qui est né à plusieurs endroits en Berry, si l’on en croit les syndicats d’initiative.
En 1945, les abris subsistent devant la quincaillerie Gautier, et même sur la place du 10 Juin. Un ou deux ans plutôt, on court s’y mettre à l’ombre des projectiles égarés par les bombardements alliés sur « l’usine d’engrais ». C’est du moins ce qu’on me dit. On entend les avions, ça crépite, on ressort, et, comme c’est samedi, on continue à faire les commissions.
On parle comme si de rien n’était, devant chez Castagnier, qui s’appelle toujours l’Espagnol, bien qu’il soit là depuis le début du siècle. On va chez Gobert, puis chez Huguet. Le plus vieux des pharmaciens, M. Dagois, continue de faire ses préparations magiques. Il a écrit une « Histoire de la maigreur en poésie ».
En ce temps-là, les pharmaciens et les médecins étaient des hommes de culture, des artistes. Je comprends maintenant l’expression : c’étaient des « Hommes de l’Art » !
M. Dagois citait Louis Bouilhet, un ami de Flaubert, j’ai retenu cet alexandrin pour consoler les femmes qui ne sont pas des recordwomen du tour de poitrine : « On est plus près du cœur quand la poitrine est plate ! »
C’est vrai, quoi, on nous emmerde avec des histoires de seins standardisés, alors que c’est le cœur qui compte, et ses battements, qu’elles ont pour vous, quelquefois... durant les grands jours de bonheur, qui sont rares.
Le docteur Courtaudon s’intéresse d’assez loin aux maladies proprement dites, mais il est très efficace : il a fait ses études avec le fils de Marcel Aymé, et il me prescrit Céline et Marcel Aymé. Il guérit par les mots. Ma coqueluche disparaît devant les maîtres à écrire !
Le marché d’Issoudun donne lieu le samedi après-midi, à des scènes bibliques, dans une ambiance d’éternité retrouvée (dixit Rimbaud Arthur, on est instruits à Issoudun, génétiquement instruits !).
Les jardiniers vous présentent des charrettes tirées par les ânes de Francis Jammes. Un parfum de melon et de fruits mûrs enveloppe la place du marché et la foule déambule sur le boulevard Baron, dit aussi « de la Comédie », car Baron est le père de son fils, le Baron qui joua dans la troupe de Molière.
Balzac est toujours plus ou moins à Frapesle, la Tour Blanche résiste, Auguste Borget parcourt les mers, le « beffroi » est imperturbable.
Bientôt, on va vendre la prison, ça donne lieu à un articulet dans le Canard Enchaîné. La prison à vendre ! Pas loin de chez mon vieil ami retrouvé : J.C Pitault !
Pour la Saint Jean et la Toussaint, les marchands forains étirent leurs baraques de la gare à la place du Sacré Cœur !
On y casse de la vaisselle à grands coups de boniments, pour montrer qu’on est prêt à tous les sacrifices, on y voit la femme sans corps, ce que certains trouvent peu pratique. Sa tête apparaît dans une assiette, grâce à un effet de miroir astucieux, et juste à côté il y a l’homme le plus petit du monde, 70 centimètres, qui voisine avec la femme la plus lourde : 2, 60 m et 190 kilos ! Le contraste est saisissant. On boit gentiment, mais très longuement, du vin qui ne sent ni la banane, ni les arômes boisés avec un arrière-goût d’humus, et quand c’est fini ça recommence, et ça dure trois jours. Des spectacles prodigieux sont offerts à un public bon enfant : une exécution capitale qui finit bien puisque, à la fin, le guillotiné a la tête recollée ! Un combat de boxe avec un nègre (on ne dit pas un noir). La foule des ouvriers agricoles, venus se « louer » et les « maîtres de domaines », venus chercher des « gars », pour un prix minime. Ils leur donnent une avance (pas trop conséquente, vous savez comment sont les pauvres : très dépensiers ! alors on les protège de la richesse, qui est mère de tous les vices !) et l’adresse de la ferme. Les gars viennent dans la semaine qui suit.
Ou pas du tout. S’ils viennent pas, c’est qu’on s’est trompés... et puis, le 9ème jour, le type, dessaoulé, se pointe au boulot. C’est un brave type, courageux, sur qui on peut compter.
Comme c’est la fête, il a fallu renforcer les effectifs de la maison de passe, mais on dit le bordel, et il est situé Boulevard Champion. Les prostituées, dit-on, viennent par le train. La SNCF accomplit une œuvre humanitaire et hygiénique.
Pourtant, c’est la rue Porte Neuve qui me remonte à la gorge encore, par ses parfums de café torréfié, chez M. Labrique. On l’emprunte forcément, la rue Porte Neuve, le samedi, d’autant plus qu’on va tous chez çarvelle d’âne, qui vend du hareng en caques, du côté de la Rue aux Lièvres. Le surnom n’est pas dépréciatif. Je crois qu’il était très entêté, M. Cervelle d’Âne. C’est plutôt une qualité.
Il s’est passé beaucoup d’autres choses, à Issoudun, mais c’était juste comme ça, pour causer avec vous. Si vous en savez davantage, allez-y. Je me sens fatigué, ce soir, allez-y, oui, c’est votre tour, maintenant !
Rolland HENAULT ("Articles 2005-2001" - Editions de l'impossible)