Le type travaille au supermarché. Il embauche en milieu de matinée. Plus tard que les employés chargés de garnir les rayons et que les caissières. Mais c’est vrai qu’il n’exerce aucun de ces deux métiers.
Il s’installe à son poste de travail vers les dix heures dans un espace aéré près de l’entrée du magasin. Devant l’abri réservé aux chariots où il se protège des intempéries tout en continuant de faire son travail. C’est le meilleur emplacement qu’il pouvait trouver et c’est à ces détails qu’on voit le bon ouvrier.
Il soigne modestement la présentation et reste suffisamment sale pour qu’on le confonde pas avec un client ordinaire. Comme il aime la modernité, il a choisi pour faire la manche un gobelet McDonald format XL. Il le tend vers le public en se plaignant. Assez fort pour qu’on l’entende et assez bas pour qu’on n’y comprenne rien. Comme il est docile, il porte un masque chirurgical pour ne pas infester les courants d’air. Quelquefois en fin de journée, il allume un portable pour prévenir sa femme qu’il sortira plus tard du boulot.
J’ai trouvé un angle mort derrière l’abri aux chariots où normalement il me voit pas passer. Sauf quand il tourne la tête à 180°, ce qu’il fait plusieurs fois par jour pour piéger les gens délicats comme moi. Il leur lance alors un regard sournois qui me rendrait meurtrière.
Comme je préfère la lecture à l’assassinat (du moins pour le moment), je rentre chez moi, j’ouvre Baudelaire (au sens figuré) et je me venge par la lecture :
ASSOMMONS LES PAUVRES
... Comme j’allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau. (...)
... Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassais un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le collet de son habit, de l’autre, je l’empoignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j’avais préalablement inspecté les environs d’un coup d’oeil, et que j’avais vérifié que dans cette banlieue déserte, je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.
Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteack.
Tout à coup, - ô miracle! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie! - je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et, avec la même branche d’arbre, me battit dur comme plâtre. - Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie.
Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal! Veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous demanderont l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos. »
Il m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils.
Baudelaire (1821-1868) - « Le spleen de Paris »