À Léon Daudet, on prête cette phrase : « Après Proust et Céline, on ne pourra plus jamais écrire de la même façon. » Voilà qui peut valoir à propos du septième art et de Jean-Luc Godard qui vient de nous quitter, à 91 ans.
Cette figure de proue de la Nouvelle Vague vint en son temps révolutionner le cinéma français, mouvement dont Michel Audiard disait méchamment qu’elle était « plus vague que nouvelle ». Mais que n’aurait fait l’ermite de Dourdan pour un bon mot ?
Il s’agissait alors de bousculer le « cinéma de papa », jugé par trop classique et claquemuré dans ses studios, un peu comme les peintres de l’école de Barbizon s’en allèrent poser leurs chevalets en forêt de Fontainebleau, loin des artifices des ateliers, histoire de capter la lumière sans fard, la véritable beauté des choses. Tel est l’apanage de la jeunesse, arrogante et cruelle envers ses aînés, mais qui n’a pas tout à fait tort non plus, tant nombre de films de l’époque pouvaient paraître amidonnés.
Et c’est la révolution d’À bout de souffle, tourné en 1960, avec un Jean-Paul Belmondo plus vrai que nature et une Jean Seberg parfaitement renversante d’érotisme, même vêtue d’une sage marinière. Le film connaîtra aussitôt un retentissement mondial, le Nouvel Hollywood ayant directement été influencé par cette vague nouvelle, de Martin Scorsese à Steven Spielberg, de Francis Ford Coppola à George Lucas, dont les premiers films portèrent la marque de Godard, avant que tous ne se reconvertissent dans le film hollywoodien à succès.
Le style de Godard est immédiatement reconnaissable. C’est un authentique auteur, au sens où l’on reconnaît sa patte au bout de quelques images. C’est aussi une interrogation politique, voire existentielle, récurrente qui sera à la source de nombreux malentendus. Pour résumer, la Nouvelle Vague est-elle de droite ou de gauche, Jean-Luc Godard n’est-il que le « plus con des Suisses pro-Chinois », pour reprendre un graffiti situationniste de Mai 68, ou est-il aussi un homme épris de tradition, même empreinte d’un indéniable tropisme révolutionnaire ?
Pour répondre à la première question et même si les contours de cette Nouvelle Vague, au même titre que celle des Hussards littéraires d’alors, sont des plus flous, on répondra que ce mouvement, à défaut d’être de droite, n’était pas tout à fait de gauche. Éric Rohmer, l’un de ses chefs de file, n’a jamais caché ses opinions royalistes et catholiques.
La réponse à la seconde question est évidemment plus ardue. Avec Le Petit Soldat, tourné en 1960 mais distribué trois ans plus tard, notre homme signe un film que certains tiennent pour un manifeste pro-OAS. Dans À bout de souffle, il fait tourner le cinéaste Jean-Pierre Melville, lui attribuant le rôle d’un écrivain nommé Parvulesco. Jean Parvulesco est le chantre de la tradition européenne, catholique de conviction mais fortement influencé par l’œuvre de René Guenon et futur sympathisant du GRECE, école de pensée fondée par Alain de Benoist.
On le voit ensuite emprunter un virage maoïste, épouser certaines luttes post-soixante-huitardes, flirtant avec une ligne pro-palestinienne à laquelle il devra longtemps la réputation d’un homme dissimulant son antisémitisme derrière des positions antisionistes (refrain connu).
Bref, Jean-Luc Godard aurait voulu se fâcher avec tout le monde qu’il ne s’y serait pas pris autrement. "Je vous salue Marie" (1985), relecture plus que dispensable de la vie de la Vierge, ne lui a ainsi pas valu que des amis chez les catholiques.
Pour paraphraser Céline plus haut cité, on en revient à ceci : faut-il découpler l’artiste de son œuvre ? Chez les céliniens de stricte observance, on préfère généralement opter pour l'œuvre. Chez Jean-Luc Godard, il est possible d’inverser la proposition. Ses films peuvent laisser perplexes, mais ses réflexions sur le cinéma donnent à réfléchir : « Quand on va au cinéma, on lève la tête, disait-il. Quand on regarde la télévision, on la baisse. »
Notons que ce cinéaste est parti en demandant un suicide assisté. Non point après avoir revu l’ensemble de son œuvre, comme pourraient le prétendre de méchants anti-Godard, mais peut-être parce que ce monde ne lui convenait plus et qu’il entendait à coup sûr le quitter. Une implacable pirouette posthume ?