Quitte à déclencher des cris, je voudrais rappeler que toute l’œuvre de Céline, celui dont viendrait tout le mal, n’est qu’une longue prophétie qui annonce la fin du monde, l’apocalypse, c’est-à-dire que, étymologiquement, elle dévoile la vérité de l’homme, qui semble ne s’agiter sur cette planète que pour parvenir à la détruire. J’inviterais volontiers à lire « Féerie pour une autre fois, II ». La quasi-totalité de l’histoire se déroule à Montmartre et dans un appartement dont les occupants observent un imaginaire bombardement nocturne, qui emplit la profondeur du ciel : c’est une « féerie », c’est-à-dire un spectacle d’opéra, et, en même temps, par antiphrase, un cataclysme. « Pour une autre fois » ? pour plus tard, mais pour combien de temps ?
Et durant tout ce « superbe » déchaînement, cette magnifique tempête de feu, les hommes, entassés dans une pièce, un ascenseur, sont jetés les uns contre les autres et s’injurient de plus en plus grossièrement.
Or, nous sommes au début de cette féerie. La guerre est à peu près partout, sur tous les continents. Elle y prend les formes adaptées aux coutumes du lieu, au tempérament des diverses ethnies. Ici, on aime bien trancher les bras. C’est très amusant de trancher un bras, c’est un peu comme arracher une patte à une mouche. Et puis on peut aussi se faire une jambe, pour voir comment ça fait, un homme qui marche à cloche-pied. C’est bien drôle aussi !
Ailleurs on aura davantage de goût pour ce qui explose. C’est plus spectaculaire, plus global, plus complet. Son et lumière. De la pyrotechnie. L’égorgement a aussi ses amateurs : les « saigneurs » ont ici l’impression de tuer le cochon, même s’ils n’en mangent pas. On peut également se faire de bonnes blagues, entre joyeux drilles, s’envoyer du courrier par exemple, avec une petite bactérie dans la carte de vœux. Ou encore survoler la ville en avion et entrer directement dans l’immeuble, en Airbus ou en Boeing, sans même s’essuyer les pieds sur le paillasson. On peut faire plein de choses marrantes, pour peu qu’on ait de l’imagination.
Car la guerre, désormais, ce n’est plus seulement la bataille rangée dans un champ bien trop délimité avec les hostilités déclenchées au signal convenu. On n’est plus à Bouvines en 1214 !
Ni même aux temps ringards des ultimatums. On est aux temps de la guerre quotidienne, où les hommes se battent tous les jours, entre eux.
Par exemple, un bel incendie, c’est joli, non ? eh bien, il suffisait d’y penser, les bagnoles, ça brûle tout seul ! Comme à la guerre. Et les nanas, elles sont pas jolies non plus ? Eh bien, il suffit de se servir, comme on n’est pas salauds, on les repasse aux copains, et comme on est des intellectuels, ça se déroule dans les lycées maintenant, on a trouvé deux superbes expressions : les « tournantes » et, plus nouveau, « le plan pétasse ». Comme à la guerre.
On peut aussi poignarder un prof, en cours de préférence, par temps froid. Comme à la guerre.
Ensuite, les autorités administratives conseilleront de « négocier », comme à la guerre. Bien entendu, ces scènes ne sont pas réservées aux adolescents, elles peuvent se jouer au supermarché et pas seulement au rayon boucherie, dans la rue, à pied, en patinette, en VTT, en véhicule automobile etc...
C’est que la guerre, après avoir été un mode de relation entre les états, qui nous laissaient au moins un peu de répit, est devenue le mode de relation habituel entre les individus.
C’est plutôt positif, cette évolution de l’humanité, ça met enfin la guerre à la portée de tous. C’est l’aboutissement de la démocratie. Enfin !
Rolland HENAULT (« Articles » Volume 3 - Editions de l’Impossible )