La réforme du bac a changé les modalités de l'examen de français. Auparavant, les professeurs choisissaient les œuvres travaillées avec les élèves, d'abord avec une liberté absolue, puis dans le cadre de quatre « objets d'étude » assez vagues : roman, poésie, théâtre, argumentation.
Avec la réforme Blanquer, les œuvres ont été imposées aux enseignants. Pour chaque objet d'étude, le professeur doit choisir parmi trois œuvres, définies par le ministère. Devant l'inquiétude des enseignants, le ministère avait assuré que les œuvres seraient toujours « patrimoniales » et appartiendraient à ce qui peut constituer le socle de la culture générale. Les enseignants étaient évidemment méfiants, car l'enfumage et le mensonge sont depuis des décennies les deux mamelles de l'Éducation nationale.
Ils avaient raison. Le programme change par quart chaque année. Pour 2024, c'est l'objet d'étude « Poésie » qui est renouvelé. Nous voyons arriver Arthur Rimbaud, avec les 22 poèmes des Cahiers de Douai, Francis Ponge avec La Rage de l'expression (vous connaissez?) et… Mes Forêts d'Hélène Dorion. Et là, on s'interroge. Le recueil d'Hélène Dorion a été publié à l'automne 2021. Ce n'est pas à proprement parler « patrimonial ». Hélène Dorion est une poétesse québécoise née en 1958 et percevra donc les droits d'auteur liés à la vente de ses œuvres.
Un livre, en France, se vend en moyenne à 5.000 exemplaires, et « les ventes des auteurs de poésie contemporaine oscillent entre 300 et 1.000 exemplaires » (article de L'Express, 2014).
Combien d'élèves ont passé le bac de français, en 2023 ? 629.000. Ce nombre sera à peu près stable, l'an prochain. Si un tiers des professeurs choisissent ce recueil, vu qu'ils ont le choix entre trois ouvrages seulement, il se vendra donc à plus de 200.000 exemplaires, du jamais-vu dans l'univers poétique - souvenons-nous que seuls 213 exemplaires d'Alcools d'Apollinaire se sont écoulés à sa sortie…-, ce qui générera des revenus colossaux pour les éditeurs, ainsi que pour l'auteur lui-même, l'œuvre n'étant pas libre de droits, contrairement aux autres œuvres au programme.
Cela ne pose-t-il pas un problème majeur, dans le cadre d'un examen passé par des candidats encore soumis à l'obligation scolaire ? Le livre restera au programme pendant quatre ans et peut donc espérer plus de 800.000 exemplaires vendus. On aimerait savoir qui a choisi de favoriser à ce point un auteur contemporain, de lui offrir sur un plateau une telle manne financière et une telle audience, et on se prend à rêver à la porte ainsi ouverte à de sordides tractations financières lors de l'élaboration des prochains programmes. À l'heure actuelle, la seule édition existante de Mes forêts coûte 15 euros. On imagine aisément que les éditeurs scolaires vont se ruer sur le rachat des droits pour sortir au plus tôt des éditions adaptées. La nouvelle poule aux œufs d'or !