L’exposition consacrée à Van Gogh par le musée d’Orsay (jusqu’au 4 février 2024) raconte un compte à rebours : les dernières semaines du peintre avant sa mort, de mai à juillet 1890. Nous ne savons pas quand arrivèrent les pensées suicidaires ni quand il prit la décision d’en finir. En tout cas, il peignit avec ardeur : 74 tableaux en 70 jours. Le public les connaît moins que les célèbres toiles provençales.
Il n’y a, de célèbres, que la fameuse Église, dont la représentation tranche sur l’ensemble et semble une réminiscence du Sud, le Portrait du docteur Gachet, image de la mélancolie, et le Champ de blé aux corbeaux, qui passa longtemps pour être son tout dernier tableau – l’expressionnisme survolté et l’accablement qui en émane expliquent qu’il joue son rôle d’image agonique.
Là perce la lassitude morale de Van Gogh que ne laisse pas deviner sa vitalité artistique mais qu’on perçoit dans ses lettres. Dans les derniers mois, Van Gogh est épuisé psychiquement. Il n’a pas de crise de folie (il serait incapable de travailler) mais il sait qu’il en viendra une. Son frère s’est marié, a un fils : est-il envisageable que lui, Vincent, continue de peser sur les finances du jeune père de famille empêtré dans les difficultés de boulot ?
Retour de Provence, Van Gogh a revu l’ensemble de son œuvre chez son frère à Paris. Quel sens donner à l’accumulation de tableaux ? La valeur artistique est une chose, la valeur marchande en est une autre. Or, le marché de l’art commence à spéculer sur les artistes morts et à accorder à leurs œuvres un prix que, vivants, ils n’avaient pu obtenir. L’Angelus de Millet – l’un des peintres chéris par Van Gogh – fait l’actualité à ce sujet. Vendu par Millet dans les 2.000 francs trente ans auparavant, l’œuvre a atteint 553.000 francs en 1889. En trois décennies, une douzaine de propriétaires, un prix multiplié par 276 ! Cependant, Millet est mort dans la pauvreté en 1875 et sa veuve élève neuf enfants sans voir un centime de ces plus-values. Le monde des affaires jubile, les peintres sont mécontents.
« Je trouve seulement que tout le bruit qu’ont fait les grands prix payés dans les derniers temps pour des Millet, etc., ont encore empiré l’état de choses, quant à la chance qu’on a rien que de rentrer dans ses frais de peinture », écrit Van Gogh à Theo (4 juin 1890). Il a peut-être pensé que, s’il mourait, sa peinture prendrait de la valeur et que Theo deviendrait riche. Sur fond de désespoir, l’idée semblait séduisante. C’est une explication fiable du suicide de Van Gogh - loin de l’hypothèse hasardeuse d’un coup de feu tiré par des gamins. Et c’était bien vu, sauf que Van Gogh était, là encore, en avance. Theo mourra rapidement après lui et c’est au combat obstiné de Johanna, sa veuve, que Van Gogh doit sa reconnaissance — et des prix qui l’auraient offusqué.
« Je croirais presque que ces toiles vous diront ce que je ne sais dire en paroles », écrivit Van Gogh à son frère et à sa belle-sœur (10 juillet 1890). Le « presque » était de trop. Les toiles parlent d’elles-mêmes.