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16 novembre 2024 6 16 /11 /novembre /2024 09:41

Je me souviens du carré des enfants.

A l’entrée du cimetière, à gauche, il y avait un espace très émouvant, que ma mère désignait sous ce nom « le carré des enfants ».

Elle me le rappelait à chaque fois qu’on se rendait au cimetière, pour les Rameaux, pour la Toussaint, et en certaines occasions qu’elle créait elle-même:
- Tu veux venir avec moi ?... on devrait aller au cimetière !

Son visage prenait soudain un air songeur, que je n’ai jamais vu que chez elle, et ses yeux immensément bleus s’élargissaient encore.

Je ne pouvais pas lui refuser ce moment sacré, qu’elle inscrivait au milieu du temps profane. Elle se baissait vers mon oreille, et elle chuchotait, dès qu’on avait franchi la grille :
- C’est le carré des enfants.

Elle n’en disait pas davantage. Alors j’observais ces quelques mètres carrés, qui contenaient cinq ou six tombes en miniature, comme des jouets interdits. On aurait plutôt dit des lits, et, parfois, des fleurs de couleur rose ou bleue les décoraient encore pauvrement. Pour combien de temps? Les plus anciennes rouillaient, les plaques s’effaçaient. Le vent sifflait à travers les croix et les misérables fleurs artificielles accompagnées d’inscriptions, qui assuraient de l’éternité du souvenir, éternité démentie par l’abandon de ces modestes emplacements, réduits à des rectangles de terre herbeuse, que personne ne visitait plus jamais.

Sauf ma mère.

Les enfants morts s’oubliaient plus vite, peut-être. Leur somme de misères n’avait pas suffisamment marqué la vie du bourg pour qu’on pût en garder la mémoire de la même manière que les tombes adultes. Leur mort avait été un décès, vite effacé dans l’état civil. Ils n’avaient pas de biographie dans la chronique locale.

Ces enfants, après tout, n’avaient pas de vécu, pour ainsi dire, ils n’avaient connu que des berceaux, des lits de douleur discrets, dans des petites pièces sombres,  cachées au fond des maisons. Ils avaient souffert, certes, ils avaient tremblé de fièvre, ils avaient étouffé dans des quintes de toux interminables, mais tout cela s’était produit dans une solitude trop ignorée.

Des frères et des soeurs, souvent, leur avaient succédé, et, du même coup, avaient égayé la maison. Ils n’étaient que des noms. On ne connaissait pas de photographies qui les auraient représentés, rieurs et enjoués. Ils n’étaient rien, que les occupants d’un espace réservé, dans un carré d’oubli, avec un peu d’herbe sauvage.

Il ne faut pas en vouloir aux parents, et d’ailleurs, aujourd’hui, ils sont morts depuis longtemps, les parents, et ils occupent d’autres places, dans le même cimetière, parfois. Il ne faut en vouloir à personne.
Ce sont des enfants morts trop petits pour avoir fait des vrais vivants.

En sortant du cimetière, ma mère s’arrêtait, pensive, une dernière fois, et elle me disait :
- Fais un signe de croix, c’est le carré des enfants...

Et je lui obéissais.

Même aujourd’hui, c’est bizarre, athée et déshabitué des vieux rituels de la religion, il m’arrive de m’entendre murmurer au fond de moi, en silence: « c’est le carré des enfants ».

Et je ne suis pas tout à fait sûr de ne pas faire le signe de croix, comme me le conseillait ma mère, il y a maintenant plus d’un demi-siècle.

 

Rolland HENAULT ("Le Bonheur de Saint Valentin" - Editions de l'Impossible)

 

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