Les dentistes du troisième millénaire sont beaucoup moins redoutés qu’il y a seulement un demi-siècle. Vers 1950, le dentiste est encore souvent une sorte de tortionnaire agréé. En général, il se sent insulté si on pousse seulement un cri, et le patient s’attire des remarques de ce genre :
- Ce que vous êtes douillet ! Je ne peux pas vous avoir fait mal ! Compris ?
Ou, encore plus durement :
- Comment voulez-vous que je travaille correctement si vous bougez tout le temps ! Regardez ce que vous m’avez fait faire ! un faux mouvement !… maintenant il y a du sang partout !
D’autres incitent à la réflexion :
- Ecoutez, arrêtez de crier ! Vous voulez vous soigner ? alors il faut souffrir. C’est normal !
A cette époque, si vous avez encore mal trois jours après l’intervention du dentiste, il vous répond invariablement :
- C’est normal !
Dans la salle d’attente, souvent, on entend des cris, comme dans la chanson de Boris Vian « le blues du dentiste ». Les victimes qui sortent du lieu de supplices présentent des visages verdâtres et se cachent les joues avec un mouchoir. Elles baissent la tête, se sentant vaguement coupables d’avoir été « lâches ». En 1950, on se souvient très bien de la Gestapo, et crier c’est un peu comme si on n’avait pas tenu le coup, comme si on avait dénoncé quelqu’un. D’ailleurs les clients de la salle d’attente lancent un sale regard en direction du salaud qui les a effrayés par ses gémissements. Par contre ils ont un sourire lâchement bienveillant envers le bourreau, comme pour s’attirer ses faveurs, pour qu’il leur fasse un peu moins mal qu’aux autres, si possible. Ce sont encore des collabos attardés !
Mais des collabos quand même !
Parfois, le dentiste est féroce, on le sent heureux de manipuler ses outils de travail. Il vous braque le projecteur dans les yeux avec une violence voulue, et il fait basculer votre fauteuil de telle sorte que vous êtes pratiquement attaché.
Saucissonné.
Certains dentistes, en 1950, sont réputés pour leur maladresse et leur inhumanité. Rien que la plaque portant le nom et l’énoncé de leurs diplômes provoque un frémissement intérieur.
On se met alors à éprouver de la haine pour l’établissement qui les a formés, la « Faculté de Paris », le plus souvent.
Parfois, à cette époque, ma mère me conduit chez un « bon dentiste ».
Le bon dentiste, c’est souvent un vieil homme, qui n’est plus animé par un esprit de vengeance, ou qui veut racheter par la douceur les violences de sa jeunesse.
Ou peut-être redoute-t-il d’avoir à engager un combat avec le client, qui n’est pas armé, lui, en principe, mais qui se trouve dans la pleine force de l’âge ?
Je me suis souvent demandé pourquoi cette profession, comme celle de médecin (un « docteur »), donnait à celui qui l’exerçait un prestige aussi grand. Le dentiste en effet respire des haleines parfois très répulsives (lui aussi d’ailleurs, ça arrive). Il est confronté à des gens sales, dont les chicots sont à moitié pourris, et son travail relève de la mécanique de précision, activité qui n’a pas du tout la même réputation auprès du public.
En effet, il n’existe pas de courses de Formule 1 pour les dentistes.
Pourtant la profession de dentiste est plutôt destinée à des gens qui aiment les choses sales, les postillons, voire les glaires, et la promiscuité avec des inconnus qui peuvent transporter des microbes dangereux. Le mécanicien de précision est beaucoup plus sain !
Aujourd’hui, le dentiste effraye encore quelques personnes traumatisées dans leur enfance, mais en général ils ne font plus peur. Du coup, leur cabinet a perdu son prestige de chambre de torture et le personnage lui-même est anodin, pour ne pas dire falot.
On ne peut plus frimer avec cette profession là ! Même si elle est dite « libérale ». Le dentiste est beaucoup moins prestigieux que le journaliste, par exemple, ou le danseur, ou encore l’acteur de très second plan, qui n’a joué qu’une seule fois, dans un petit rôle obscur, sur une chaîne régionale.
En fait, ce que j’aime chez le dentiste c’est qu’il s’agisse d’une femme. La quarantaine, pas forcément un canon, ce serait même inquiétant quant au sérieux de ses études. Mais belle, souriante, presque maternelle mais pas complètement, une femme avec des gestes de femme, qui se penche vers vous. Elle a des yeux très doux, et elle rassure, de la voix.
Evidemment, ça devient une scène presque intime, pas tout à fait, un jeu délicat entre un homme et une femme, il faut se montrer à la hauteur, en gardant une distance, tout en restant proche.
On regrette alors de présenter des caries dentaires, ça fait pas très propre. Mais si on n’avait pas de caries dentaires, on n’aurait pas de raisons d’aller chez le dentiste. La scène avec cette femme dentiste n’aurait pas lieu.
Ah ! la vie n’est pas simple. Sans compter, en prime, que le mal de dents c’est le mal d’amour, d’après la tradition populaire.