La mairie du IVe arrondissement de Paris refuse d’apposer une plaque sur la maison qu’a habitée durant des décennies Henri Dutilleux dans l’île Saint-Louis, au motif qu’il a écrit la musique d’un film de propagande vichyssois sur le sport, en 1941. Quelqu’un – je ne peux tout de même pas croire qu’il s’agisse de Christophe Girard, maire du IVe, ou de Karen Taïeb, conseillère de Paris pour cet arrondissement – aurait déclaré en substance :
"Il faut un peu de cohérence. On ne peut pas parler aux élèves des enfants juifs déportés et en même temps leur montrer qu’on honore un collaborateur. »
Cette phrase et bien sûr cette position, dont elle n’est que l’expression extrême et la plus bête, sont intolérables pour deux raisons. D’abord parce que sont là assimilés, d’un côté, l’écriture alimentaire, de la part d’un jeune homme de vingt-cinq ans, de la musique d’un film peu politique, assez « Révolution nationale » d’inspiration, sans doute (je n’en sais rien, je ne l’ai pas vu), mais nullement collaborationniste ou pro-allemand, et, de l’autre, la participation à un crime épouvantable. Deuxièmement, et peut-être plus gravement, parce que sont par elle répudiés officiellement, expressément, dans la fonction éducatrice, toute subtilité, toute délicatesse, tout scrupule d’analyse, toute discrimination, au sens premier et positif du mot, auquel je resterai toujours fidèle. Musique de film sportif de propagande pétainiste égale participation à la déportation d’enfants juifs, sous l’étiquette globale de la collaboration. Ceux qui manient si légèrement ce terme-là, aujourd’hui, parlent de corde dans la maison d’un pendu. Ils feraient mieux de s’interroger sur ce qu’est la collaboration ici et maintenant, dans le contexte sinistre de la substitution ethnique et culturelle.
Non seulement Henri Dutilleux n’est en rien collaborateur, il peut être rangé sans hésitation parmi les résistants. Il a adhéré dès 1942 au Front national des musiciens, il a mis en musique clandestinement des poèmes de Jean Cassou alors interné à Fresnes, il a été chargé dès 1944 de hautes responsabilités, dans un milieu où tout le monde se connaissait et où le moindre soupçon pesant sur vous pouvait vous coûter très cher.
"Je signe car toute l’œuvre et la vie d’Henri Dutilleux sont le témoignage d’un humanisme et d’un engagement militant irréprochables. »
Ainsi s’exprime le chef d’orchestre Jean-Claude Casadesus sous une pétition pour que la ville de Paris revienne sur sa décision et même présente ses excuses pour cet ignominieux pataquès. Et j’en veux un peu, très peu, à Casadesus, car si Henri Dutilleux mérite bien une plaque, et tous les honneurs de la République et de la France, ce n’est pas parce qu’il est un personnage parfaitement honorable, quoiqu’il le soit indubitablement, ni pour « son engagement militant irréprochable », qui fait un peu froid dans le dos ; c’est parce qu’il est un immense et merveilleux compositeur, l’égal, pour la deuxième moitié du XXe siècle, de ce que sont Fauré, Debussy ou Ravel pour la première.
"Je suis de ceux qui ne se sont pas encore remis de l’attitude du ministre de la Culture de l’époque, Aurélie Filippetti, assistant en grande pompe aux funérailles de Georges Moustaki, en 2013, tandis que se déroulaient sans aucune présence officielle, au même moment, celles d’Henri Dutilleux. C’est une date essentielle de l’histoire de la culture dans notre pays, donc de l’histoire de France : celle où la musiquette a remplacé la musique comme référence officielle ; celle où l’industrie culturelle s’est substituée à la culture, le show-bizness à la magique étude, le divertissement (et je n’ai strictement rien contre Georges Moustaki) au grand art." (Renaud Camus)