L’Arrache Cœur comme roman champêtre de l’Apocalypse Agricole
Les médecins et la religion comme médecines définitives (5)
La médecine du Travail !
Cette expression n’enchante pas Boris Vian, pour des raisons d’abord personnelles. Ils n’ont pas réussi d’autre traitement que de lui prédire qu’il mourrait avant 40 ans. Boris leur a obéi, par crainte des représailles, le 22 juin 1959. Et le travail, au sens le plus courant est vu comme une exploitation ignoble. Seul, l'activité créatrice apparaît comme heureuse, puisqu'elle est animée d'une passion. Et ici, c'est la passion du mal.
Simple erreur d'interprétation!
Il poursuit les médecins de son ironie féroce depuis « l’Ecume des Jours » jusqu’à « l’Automne à Pékin », en passant par « l’Arrache Cœur ». Dans les deux premiers livres cités, le médecin est un expérimentateur, qui mêle la technologie à l'art: il met au point des modèles réduits d'avions. Dans l'Arrache Coeur, dont le nom est déjà tout un programme, sadique, brutal, sanguinaire, cette opération du coeur est au niveau de "l'arrachage", activité villageoise traditionnelle, qui concerne les végétaux et les animaux: l'oeil du lapin, les betteraves, les pommes de terre etc.
D'autre part, chacun connaît les honteuses tricheries sur les congés de maladies : les patients sont malhonnêtes ? On va les soigner!
Le professeur Mange Manche, un précurseur
On connaît la goinfrerie du Professeur MangeManche, dont le logo est inhabituel : il se représente en vorace prêt à manger n’importe quoi, voire un manche de pelle. Dans « L’Ecume » on assiste à une description du quartier de la Chirurgie, annoncé par des relents d’éther, et la menace, pour Colin et Chloé de visiter le « quartier de la grosse chirurgie » ! Dans "l’Automne à Pékin", le médecin tient un compte exact de ses clients. Quand il voit que le nombre de ses patients décédés excède le nombre des patients sauvés par ses soins, il meurt !
Il faut savoir que ses études sont un peu décalées : il utilise uniquement pour objet d'études, les modèles réduits d’avions.
Dans l’Arrache Cœur c’est encore plus simple. Le Travail est sa propre Médecine et il est efficace : tous les clients potentiels meurent jeunes, avant d'être malades. Boris a donc inventé le "Principe de précaution". Il faut dire qu’on ne connaît qu’un psychiatre, Jacquemort. Et les Apprentis sont traités suivant la méthode des brutalités diverses et de la malnutrition, qui fait merveille chez les Pauvres.
Tandis que les Vieux sont l’objet de brimades : ils servent à amuser les enfants ! Les « vieux travailleurs » ne sont pas protégés mais exposés à toutes les violences. Ils sont l'objet d'une foire au bétail, on les détaille comme s'il s'agissait d'un Comice Agricole. Vian a pressenti le mépris du vieux et les mauvais traitements qui lui sont dispensés aujourd'hui sous une autre appellation, la "Maison de retraite" qui est elle-même l'objet d'une enseigne évoquant des jours heureux : "Paradis du troisième âge" ou "Rivages du bonheur éternel" ou encore "la Forêt enchantée"...
Le maréchal-ferrant comme médecin spécialiste.
Vian insiste à plusieurs reprises dans sa parodie du dialogue douloureux et on comprend qu’Alain Robbe-Grillet avait édité « L’Automne à Pékin ». Boris était en pleine Nouvelle Vague !
Les dialogues sont introduits par une caricature simple :
« Maréchala, le Ferrant » ou « Ferranda le Maréchal ».
Le fer renforce le patient, et l’enclume est évoquée indirectement comme un appareil médical ! On ferre donc les chevaux mais aussi les hommes, en particulier les enfants.
Il applique un « remède de cheval » à ses clients, jeunes ou vieux, et il est emblématique des professions de la vraie Bonne Santé Virile, quand il découvre l’insulte envers les Apprentis et qu’il les utilise comme des cibles ainsi que le font les militaires en temps de guerre…
Nous sommes déjà dans cette « France Forte » dans laquelle le grand criminel-bienfaiteur de l’humanité va briller. (ici, on trouve encore la France Forte Siné mensuel Version originale…) ou « Faut que ça saigne » (Le tango des Joyeux Bouchers).
Or, la description doit être exclue du « nouveau roman », puisque cette attitude littéraire, cette "posture" consiste simplement à tout détruire, ouvrant la voie à la philosophie de la "déconstruction": le dialogue, la description, les gestes dans leur totalité, le récit dans sa décomposition...
Du symbolisme des couleurs…
On ne marche pas, on glisse, ce qui est une marche mal maîtrisée. Dans «L’Ecume des jours », la glissade est une approche du Grand Nettoyage », dans la piscine Molitor. On fait appel aux « Varlets Nettoyeurs ».
Dans l’Arrache Cœur, Vian toujours obsédé par « le mouvement qui déplace les lignes » (Baudelaire) et l’harmonie divine, a bousculé le paysage intérieur des étables : les vaches sont à l’étage, et ainsi peut-on récupérer plus aisément leurs fientes.
Du coup, les animaux, soumis aux lois physiques, aux lois morales sont accessibles à la punition : si les chèvres ont été "sages", elles méritent de faire de l’autostop, symbole de liberté, comme les cochons (souvenir de « La Ferme des Animaux » de Georges Orwell ?) qui se sont bien tenus. Mais le Cheval est crucifié par ce qu’il a « fauté », plus gravement, c'est-à-dire qu’il a « monté » des vaches, sa punition est considérée comme juste !
(« Fauter », traduit en catholique romain, désigne l’acte sexuel, or le cheval est désigné par le mot « étalon ». « Fauter est son métier » fait observer Jacquemort… en vain.)
Quant à la rivière rouge, elle n’est pas un modèle de la Mer Rouge.
Elle est une représentation du Mal et d’ailleurs elle est le lieu de la révolte pour celui qui n’a pas éprouvé de honte au cours de la vente des vieillards. La couleur rouge est une punition : les cardinaux sont vêtus de rouge, pour exorciser le Mal, mais aussi les révoltés du Front Populaire !
Le Diable est rouge et Dieu est lumière, tandis que le Noir est la couleur des Anarchistes.
Malraux a pu dire que Jésus était « le seul anarchiste qui avait réussi ».
N’oublions pas que Jésus a été crucifié pour avoir « chassé les marchands du temple ». L'argent est donc foncièrement mauvais!
La messe, comme combat de boxe entre le Bien et le Mal
Le bedeau et le prêtre se livrent, sur scène, à une représentation, une mascarade de lutte, prosaïque par son caractère essentiellement sportif.
Et le public, composé de paysans surtout, sacralise cette empoignade, si bien organisée. On demande au Curé de faire tomber la pluie pour sauver les sainfoins.
Grotesque, cette attitude ? En 1976, au cours de la sécheresse du début de l’été, l’Evêque de Limoges a pris le Saint Sacrement dans ses mains et a conduit le peuple des paysans en direction de Couzeix, ver le Nord de la ville. D’autres exemples, plus récents, en 2012, à St Junien.
Tous les paroissiens sont tombés en prières, et comme il finit toujours par pleuvoir un jour ou l’autre, les plus croyants d’entre eux ont admis que c’était un effet de la Providence divine.
Il n’empêche que la cérémonie de l’Arrache Cœur est grotesque.
La colère gronde.
Laissez-la gronder.
Heureusement il reste un moyen radical et réaliste, c’est la prière, qui dit assez clairement que son emploi est efficace d’abord chez les riches.
C’est une observation encore courante en 2013 !
Dieu est à nos côtés…
A condition d’être riche, évidemment.
Cette remarque n’est pas seulement valable dans le 16ème Arrondissement de Paris, car les Pauvres affluent à tous les pèlerinages, ce qui provoque souvent des accidents regrettables, comme on l’a vu à St Jacques de Compostelle, car les Pauvres se bousculent dans les trains, afin d’être les premiers servis.
Alors que Dieu a dit : les Premiers seront les derniers…
Dans « L’Ecume des jours », Vian avait déjà observé cette particularité de la religion. Le mariage entre Chloé et Colin se déroule dans la richesse. Mais quand Colin ne dispose plus que de 20 doublezons… Avec cette somme dérisoire, on a droit à une cérémonie volontairement bâclée. Je prends un seul exemple, les porteurs :
« -…on voyait, par les trous de leurs uniformes, les poils rouges de leurs vilaines jambes noueuses et ils saluèrent Colin en lui tapant sur le ventre, comme prévu au règlement des enterrements pauvres… »
Il existe un règlement spécial pour les Pauvres, qui doivent être doublement punis, et les détails de la punition font même l'objet d'un code qui leur est particulier.
Le cercueil est d’occasion (C’est pour cela, pensa Colin, que la boîte a tant de bosses ) parce qu’on a pris l’habitude de les jeter par les fenêtres. Et même, c'est prévu dans le code pénal spécial pauvres.
Dans « l’Arrache Cœur », c’est la prière qui est l’élément le plus révélateur :
« -Le chant du canon
Le chant du départ
La chandelle nazale
Le chancre moule
Le chantre mouille
La chambre mousse. »
« Le curé, debout devant l’autel, battait la mesure. Une vingtaine d’enfants chantaient en chœur un cantique de première communion… »
Les paroles sont qualifiées d’astucieuses par Boris lui-même, et l'on entendra ces mots par "dérision suprême". Mais je sens que vous ne pouvez plus tenir, alors voilà, voilà le vrai « Cantique des Cantiques » :
L’aubépine, c’est une fleur
La graisse, c’est du gras
La merde, c’est du bonheur
Jésus c’est mieux que tout ça.
L’herbe c’est pour les bêtes
La viande, c’est pour papa
Les cheveux c’est pour la tête
Jésus, c’est mieux que tout ça.
Jésus, c’est du rabiuxe
Jésus, c’est en pluxe
Jésus, c’est du luxe…
Chacun appréciera la haute inspiration de cette poésie, à la gloire de Jésus. Je reviendrai sur le « Grand combat » entre le Bien et le mal. Ne vous en faites pas, nous n’avons pas épuisé le sujet. Boris Vian est inépuisable !
Il est le « surmâle » de la prière !