Alors que l’égoïsme est devenu la religion de notre monde sans religion ni monde (hmm … ce doit être un sectateur du Couteau sans lame auquel on a ôté le manche qui a écrit cette phrase …), et que pullulent ceux pour qui le souci des autres se réduit à la peur de la Loi, nous aurions le plus grand besoin d’un poète qui veuille et sache dire « l’état du monde / qui de tout bien se vide, émonde».
Parmi ceux, de plus en plus rares, qui ont entendu Léo Ferré chanter le centon qu’il avait composé avec des fragments de complaintes de Rutebeuf, certains se seront peut-être étonnés : ces vers si poignants sont d’un poète du XIIIème siècle ! Pourtant nous ne croyons plus à Dieu ni à Diable, voulons le Paradis en cette vie et craignons les Enfers et Purgatoires terrestres, alors … comment pouvons-nous être touchés par des mots qui présupposent l’adhésion indiscutée de tous à la religion du «roi de gloire » ?
- C’est peut-être que nous interprétons immédiatement avec des exemples actuels ses dénonciations de la Convoitise, de l’Avarice, de l’Envie, de l’Hypocrisie, des Faux semblants, de la Médisance, de la Tricherie, de l’Orgueil, de la Vaine Gloire, de la Cruauté, même si les noms des vertus contraires d’Humilité, Charité, Amitié, Prouesse, Vérité, Débonnaireté, … ne subsistent plus que par exception dans notre vocabulaire actif, et sans leur évidence d’autrefois.
Dans La bataille des vices et des vertusou Dit du Mensonge, Rutebeuf fait semblant de témoigner de la victoire des vertus sur les vices (v.v.v. !), et cet humour – conforme, avec une confortable anticipation, à la définition bergsonienne de l’idéal qu’on affecte de croire réalisé – nous semble un peu rude, mais nous n’avons pas de mal à le comprendre (sauf bien sûr si nous avons décidé que ces barbares d’avant nos lumières ne pouvaient pas avoir d’humour). Aujourd’hui encore, tous ceux qui font des études supérieures – dans une théocratie à l’ancienne ou dans une athéocratie moderne – se heurtent à des crétins ignares qui prétendent détenir la Vérité et voudraient qu’on jure « vraiment / que le vrai soit fable, / que tort soit droit, que Dieu soit Diable, / que le non-sens soit raisonnable, / que le noir soit blanc./…/(La complainte de Maître Guillaume de Saint-Amour).
« Des yeux du cœur ne voyons goutte, / non plus que taupe sous la butte.» (De sainte Église) est un diagnostic sur l’état de notre lucidité compassionnelle que n’importe quel cardio-ophtalmologue confirmera.
Et qui est assez sûr de sa richesse et loin de sa misère pour ne pas être ému en lisant dans La grièche d’hiver« En ce temps où l’arbre défeuille / Où ne demeure en branche feuille / Qui n’aille à terre, / Par la pauvreté qui m’atterre / Qui de toutes parts me meut guerre, / De par l’hiver / Dont moult me sont changés les vers, / Mon dit commence trop divers / De pauvre histoire. / Pauvre sens et pauvre mémoire / M’a Dieu donné le Roi de Gloire, / Et pauvre rente, / Et froid au cul quand bise vente : Le vent me vient, le vent m’évente, /», ou, dans La complainte de Rutebeuf, « Dieu m’a fait compagnon de Job / Car il m’a ravi d’un seul coup / Tout que j’avois. » /…/ et ceci, que Léo Ferré a repris en le modifiant un peu, « Les maux ne savent seuls venir : / Tout ce qui devait m’advenir / M’est advenu. / Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près tenus / Et tant aimés ? / Je crois qu’ils sont trop clair semés, / Iils ne furent pas bien fumés / Et ont failli. / De tels amis m’ont mal suivi : / Onc, tandis que Dieu m’assaillit / En maint côté, / N’en vis un seul en mon hôtel. / Je crois, le vent les a ôtés, / L’amour est morte./ Ce sont amis que vent emporte : / Et il ventait devant ma porte, Les emporta./» ?
« N’attendez pas que la mort fasce
De l’âme et du corps désalliance. »
Cette injonction à se hâter de faire quelque chose de bien dans sa vie,même un mécréant peut l’entendre, non ? (sauf bien sûr s’il a décidé que l’âme l’âne le corps c’est kif kif bourricot).
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