Franz Kafka (1883 - 1924) n’était certainement pas ce qu’on appelait encore à son époque, en France, un « auteur gai ». La métamorphose ou Le procès remplissent notre assiette de méditation d’une nourriture métaphysiquement beaucoup plus substantielle et grave que les pièces de Feydeau ou Labiche, ou même les contes d’Alphonse Allais. Pourtant, Alexandre Vialatte, son premier et génial traducteur, était en complet désaccord avec ceux qui voulaient le voir comme « une fleur de ballast, un légume de cimetière, bref le croque-mort de tout espoir humain » : il remarquait la parenté fréquente de ses personnages avec Charlot, le qualifiait de « prince de l'humour », et donnait raison à celui qui avait intitulé son livre « Kafka ou l'Irréductible Espoir ». D'autres commentateurs, comme Milan Kundera ou Gilles Deleuze, lui ont emboité le pas, et l’idée d’un Kafka humoriste est désormais un paradoxe communément admis.
Pourtant (re), si on entreprend de relire quelques-uns de ses grands textes avec un détecteur sensible à des radiations humoristiques même très faibles, les courbes que l'on obtient sont souvent plates, voire négatives. Humour il y a, certes, mais pas partout, et il (cet humour qu'il y a quand il y en a) est si curieusement mêlé à des qualités opposées qu'il s'en trouve comme neutralisé. Faut-il parler d'humoriste raté ? De quasi-humoriste ? Tout cela est bien mystérieux.
Extrait :
« Nous vivons une époque de mal. Cela se manifeste d’abord par le fait que rien ne porte plus son nom exact. On emploie le mot « internationalisme » et l’on entend par là l’humanité comme valeur morale, alors que l’internationalisme désigne seulement une pratique essentiellement géographique. On déplace les notions dans tous les sens, comme des coquilles de noix vides. Ainsi par exemple, on parle de patrie à un moment où les racines de l’homme sont depuis longtemps arrachées du sol. / …/ Et puis, où est la critique qui pourrait évaluer avec justesse ce que font les acteurs, alors qu’elle est sur la même scène qu’eux ? Il n’y a pas de recul. C’est pourquoi tout est ébranlé et incertain. Nous vivons dans un marécage de mensonges et d’illusions qui s’effondrent, où naissent des monstres cruels, qui sourient aux objectifs des reporters, alors qu’en fait, sans que personne ne le remarque, ils piétinent déjà des millions d’hommes comme des insectes importuns. »