A propos des prénoms
Nous avions donc laissé le vieux père Eugène, je veux dire le pimpant Meussieu Eugène en compagnie de la sémillante Nichonina, sur un banc, alanguis. Un doux zéphir se leva sur cette scène biblique tandis que le ficus amanthéa les protégeait de son ombre légère. Et tutélaire, tiens ça coûte pas plus cher.
Une question évidemment vous vient aussitôt à l'esprit ! Pourquoi Nichonina n'est pas au travail, la petite salope ? Pourquoi reste-t-elle ainsi à rêvasser pendant que les autres se tapent le sale boulot ? Pourquoi ?
Eh bien voilà. L'Eugène, astucieusement et mine de rien, la questionne. Avec une habileté, il faut bien le dire, assez diabolique. Ah il est fin limier, l'Eugène, et par des voies détournées, il obtient, ma foi, dès la première conversation, des renseignements qui vont vite se révéler des plus précieux !
- Belle Nichoni, des pétards comme le vôtre, on n'en fait plus, cré nom, même aux îles Sous le Vent !... J'en ai pourtant soulevés, des fumelles, aux îles sous le Vent...
- Vous êtes allés aux îles Mossieu Eugène ?... là où ça sent la vanille, la canelle, l'anis, le menthol, l'absinthe ?...
- La menthe sauvage, le serpolet...
- Le synthol, la lombalgine, la crème adoucissante pour les cors aux pieds...
- Parfaitement, et même la résine, l'orange amère, le citron vert, la mangue...
- Vous avez respiré les embruns chargés du lourd parfum des cocotiers ?...
- Je les ai respirés...
- Vous avez bu le lait de coco à même le fruit tel l'indigène grimpé...
- J'ai grimpé et j'ai léché le fruit des indigènes, chère Nicho...
Ici, deux remarques, je vous prie. En premier lieu, observons une certaine harmonie dans cette conversation, ils se renvoient les mots comme des gens qui se comprennent à demi-mot. Ils ont intérêt, parce que, vous avez vu, ils disent pas exactement la même chose. Mais le thème, en gros, est identique, faut pas chipoter. En second lieu, vous avez également observé que le prénom de la belle Nichonina s'est encore raccourci. On est passés de Nichoni à Nicho. C'est ce qu'on appelle des hypocoristiques, mais attention aux faux amis, pas de cheval dans l'histoire, ça veut dire que ça diminue. Attention une deuxième fois, c'est pas la poitrine de Nichonina qui diminue, c'est le mot.
Or, il existe une constante dans la langue française, en particulier dans le vocabulaire amoureux, plus les mots diminuent, plus les sentiments grandissent. Oui, c'est un peu comme les vases communicants, oui, si on veut... c'est vraiment pour faire comprendre... vous saisissez évidemment tout de suite l'intérêt de cette remarque : il y a une limite à ces abréviations de prénom. Dans le cas qui nous concerne, et même si les sentiments prenaient une force encore plus considérable, disons plusieurs mégatonnes, on s'arrêterait quand même à Nicho. Il faut au moins deux syllabes, sinon on peut plus parler des sentiments, c'est trop court. On peut même plus parler du tout. Vous me direz comment on fait avec les prénoms courts. Vous aurez raison. Eh bien, tout a été prévu, pour raccourcir le mot, on le rallonge. Exemples. Pour Guy on dit Guyguy, ou Guytou, pour Jules on dit Julot, pour Berthe on dit Béberthe, ou Bertha... etc...
Tenez, j'ai connu un gars qui s'appelait Marc.
Un jour, il tombe amoureux fou d'une supernana.
Elle s'appelait Marie-Madeleine-Rosemonde-Angélique-Hortense-Emilienne-Bernadette-Soubirette-Artémise-Véronique-Sylphide-Orangina-Paulette-Harmonie-Eve-Laurie.
Dupont pour le nom de famille. Pour la fille ça a été facile. Au bout d'un mois, elle a dit "Mamarc" et le mec a vu que c'était parti pour les gros sentiments. Mais le coup de l'hypocoristique, c'est autrement difficile à faire avec Marie-Madeleine etc... Il faut vachement longtemps. On peut pas abréger d'un seul coup, sinon, on a l'air de mépriser Hortense, ou Soubirette... il faut des mois, des années, si on veut être bien élevé.
Pendant ce temps-là, la fille s'emmerde :
-Alors, tu la sors ?...
Ca encore, c'est une fille énergique. Mais y a les timides :
- Mamarc, Mamarc...
Elles savent que répéter... Dans le cas que j'ai cité, le mec a mis quatre ans. Au bout de deux ans et demi, il était à Marobimersoupau... ce qui n'est pas très joli, il est vrai que c'est souvent ridicule, les prénoms d'amour... Finalement, il a trouvé le truc, juste comme elle allait se barrer avec Auguste-Michel-André-Patrick-Alain-Gontran-Robert-Pierre-Henri-Adolphe-Eugénio-Albert. Une idée de génie, il a eue :
- Reviens, Marie, reviens, j'ai trouvé... je prends la première et la dernière syllabe... Ma-Rie!
Ils se sont mariés quand même, ça finit bien. En plus c'est son premier prénom, vous avez remarqué ?
Si je parle de ça c'est qu'il ne faut jamais rater une occasion de s'instruire. Car, en vérité, Eugène n'éprouve pas vraiment de sentiment. Il triche, le fourbe. Il plaide le faux pour savoir le vrai. Parce qu'il a une idée, l'Eugène, les gonzesses à Bac+8, elles sont pas nettes dans cette affaire d'enlèvement de vieux. Pas claires.
- Pas fines, et par le fait pas fines de claires...
Eugène a parlé tout haut. Ca arrive, et pas que chez les vieux. Nichonina lui répond, forcément :
- Je comprends pas tout ce que vous dîtes, mais c'est tellement beau, Mossieu Eugène...
- C'est rien, des bribes de souvenirs qui me reviennent par lambeaux de haillons, des recrudescences, qui m'arsortent du citrouillon, alors que je fusse aux îles avec mes vahinés qu'on peaufine dans le matin clair...
Il s'est pas mal rattrapé. Les réminiscences, de toute façon, elle aurait pas compris, la grognasse sexuelle, alors y a rien à regretter.
- Eh oui, il y a de certains jours, j'ai envie de passer par la cour d'honneur, de sortir par la grande porte et de jamais revenir cré bon diou...
- Dîtes pas des choses pareilles, beau Meussieu Eugène... il y aurait z'un vide à votre place...
- J'y passerai comme les autres, hélas ! un jour ou l'autre...sous la porte, nom dé diou et pour n'en plus revenir à jamais plus...
- Non Mossieu Eugène... faites pas ça... les loups vous mangeront dans les grands bois creusois...
- Comme les autres, comme les neuf autres...
- Les froids vous congèleront, comme Charles le Téméraire... et comme les neuf autres...
Ce qu'elle est con, la grognasse, elle remarque rien. Même pas le chiffre qui correspond au total des vieillards enlevés. Ah il faut en tenir une couche ! Elle est là, elle minaude :
- A votre place toute chaude
Tout près de ma petite chataude
Y aurait plus qu'un grand vide
Un grand vide livide...
- Je m'embarquerai quelque soir, par vent de noroît et j'irai grossir la troupe des neuf malheureux couidnappés...
- Restez, vous ne craignez rien, vous, mon petit Gégène...
Alors cette fois, elle l'aime. Il est là, l'hypocoristique, et bien là. Et c'est pas le plus important, elle a, malgré elle, emportée par la puissance des fameux sentiments, dont je vous disais il y a peu, le rôle considérable dans les rapports humains, elle a prononcé l'expression "vous ne craignez rien, vous". Or c'est capital, elle a dit un mot de trop : vous. Lequel? le deuxième évidemment, qui laisse supposer que si lui, Eugène, ne craint rien, les autres pensionnaires ont à redouter d'autres kidnappings ! Ce qui laisse également supposer que Nichonina est au courant de bien des choses, à ce propos. Et même, très certainement, qu'elle participe à ces enlèvements ! Eh oui, puisqu'elle avoue implicitement, dans cette phrase décidément capitale, qu'elle peut soustraire Meussieu Eugène au sort qui attend tous ces malheureux.
Oh là là, il faut pas s'attarder dans le secteur, elle est dangereuse, cette gonzesse. Il faut vite prévenir la Direction, Monsieur Arnesse en personne!
... Mais qu'est-ce qu'il attend l'Eugène?... il reste là, le cul sur son banc, à balancer ses fadaises à l'autre gourde de bac+8... Bon, c'est simple, laissons-le pour l'instant, on va le convoquer pour une réunion de bureau, au journal de vingt heures!
Cependant, au loin, sur le chemin vicinal creusois n°257, où peuvent à peine se croiser deux débiles légers, l'on peut apercevoir deux débiles très lourds, deux gros cons de flics, moches, stupides, puants, comme le sont d'ailleurs l'immense majorité des flics, dans tous les pays du monde, même où il y a des routes très larges.
Car l'intelligence des flics n'est pas proportionnelle à la largeur des voies de circulation.
Eh bien c'est toujours ça de pris pour le trou de bite en calot qui vient de m'enlever trois points sur mon permis de conduire.
- Trou de bite !... je maintiens, et devant témoins!
Même que j'ajoute: "sale con!"
Ce qui est la même chose, au fond, mais sous l'effet de la colère, on se laisse aller à la redondance, et c'est pas plus mal.