Bouffer à tous les rateliers
Eugène parti, Arnesse et moi demeurons perplexes.
- Il a sentu, Ugène... sentu... c'est pas une preuve...
- Assurément, les effluves que perçoit l'odorat, même très affiné, ne sauraient être érigés en documents irréfutables ayant force de loi pour valoir ce que de droit... rien ne vaut l'écrit...
- Sans compter que le flair d'Ugène est plutôt tourné vers le charnel... entre nous, on peut bien le dire, il intellectualise pas, Ugène...
Que puis-je faire d'autre que l'approuver?
- Il est certain qu'il s'agit plus d'un instinctif, disons un émotif primaire, que d'un raisonneur cartésien, qui procède par syllogismes...
- Au flair, je dirais même au pif...
- Disons que ses structures mentales ne le portent pas vers les déductions mathématiques... il induit plutôt qu'il ne déduit... le fait qu'il ignore pratiquement le langage écrit ne le pousse pas vers les spéculations trop compliquées... c'est un homme de tradition orale...
- Il agit un peu à la manière des bêtes... les bêtes s'expriment surtout à l'oral...
- Je n'ai pas dit ça... c'est quand même un homo sapiens...
- Un homo sapiens, qui sapiensse très peu...
- Modérément je crois...
Il fallait bien toutefois tâcher de définir un peu mieux le caractère d'Eugène, tel qu'il nous était apparu au terme de ce premier jour de mission.
- Je le trouve introverti, replié sur lui-même...
- C'est parce qu'il se tient pas droit que ça te fait cette impression...
- Egotiste, je dirais...
- Je doute qu'il ait lu Stendhal...
- Non, mais tout le monde dit ça en ce moment, même la grosse Marcelle qui bosse au rayon poissonnerie du Mammouth... l'autre jour elle parlait d'Alcide qu'a si mauvais caractère, elle disait à la mère Béchut, la femme à Zidore, qui relève les compteurs...
- Reviens au sujet, ami...
- Elle disait donc : Si tu savais comme Alcide il est égotiste... et l'autre répondait "le mien c'est pareil, il ergote pour n'importe quoi... un vrai petit coq..."
- Attention tu fais un faux sens, c'est pas ergotiste... on s'embarque vers des déviations qui sont des impasses... L'Eugène, il est replié, certes, mais faut comprendre. Il a pas des buts nobles, désintéressés comme nous... il veut retrouver l'Ernestine, et même certaines parties de l'Ernestine. Il est pas très exigeant, il y a des morceaux dont il peut se passer... et le reste du monde, il s'en tape...
- Exact... on ne peut donc compter sur lui qu'en tenant compte de ces raisons très circonstanciées, finalement...
- ...et c'est déjà bien ! Or, il soupçonne Nichonina. Soupçonner, ça peut être subjectif... néanmoins ces vieux ploucs ont du nez, ils marchent au flair, c'est indéniable.... ils sont capables de deviner les pensées secrètes...
- Et Nichonina penserait secrètement?
- Je n'en sais rien du tout... mais le nez de l'Eugène nous oriente sur une piste, tel l'épagneul breton sur la piste du faisan...
- Belle comparaison, ami, sauf que les faisans ont une queue, une belle queue en plumes d'oiseau... pas Nichonina...
- Elle peut s'en mettre une... de toute façon la queue n'est pas un organe sensitif...
- Tiens donc!...
Et nous voilà partis d'un rire sain, agricole, écologique. Ca fait du bien, c'est pas très fin, mais ça détend. Une réunion de bureau, ça doit se passer dans la joie.
Arnesse finit par se calmer.
- Si l'on devait rédiger un rapport, je crois qu'il serait tout de même bref.
- Concis.
- Succinct.
- Compendieux.
- Là, tu te plantes!
- Pas du tout, c'est que tu confonds avec copieux. Compendieux, ça veut dire : "exprimé en peu de mots". Ca vient du latin "compendium".
- Les latins sont des gens extrêmement chiants, alors si tu veux bien, tu vas cesser de m'en abreuver les esgourdes, sinon le premier que je vois je le bute...
- T'énerve pas... tu vas retomber dans la délinquance... on revient au sujet!
- L'Ugène soupçonne Nichonina, sans preuve.
- Simples conjectures... C'est maigre.
- Ca grossira.
- J'ai comme dans l'idée, vois-tu que l'Ugène va poursuivre ses investigations auprès des autres infirmières. Il y prend goût. Il reste seulement à souhaiter qu'il n'en oublie pas l'Ernestine. Sinon, il abandonne la partie...
Mais là, je le rassure.
- C'est pas possible, ces vieux ont une conception de l'idéal féminin très différente des jeunes d'aujourd'hui... ils aiment le gras, le trapu, le faisandé même... remarque, c'est un goût assez noble... au fond, ce sont de vieux aristocrates... ils se rabattraient certes sur ces top models à bac +9, mais à regret... elles sont trop aseptisées... elles évoquent rien, en fait, pour eux... ni le chant du coq, ni le coup de pied familier de la vache, ni l'odeur puissante du bouc en rut, ni la soupe de corbeau à l'âcre senteur, ni le purin mariné dans les fosses, élevé au soleil, fermenté...
- Allons, Colombo, raisonnons moins et agissons. Nous allons faire comme si de rien n'était. Tu passes, en ce lieu thérapeutique, pour un visiteur ordinaire, un ami d'enfance, je te montre l'établissement. Les belles gonzesses s'étonneront pas. Tu les observeras aussi. Mine de rien.
- Avec ma finesse habituelle?
- Si tu veux...
- Avec mon flegme anglo-saxon?
- Mais oui mais oui...
- Avec mon élégance légendaire?
- Légendaire, c'est ça. Purement légendaire...
J'insiste pas, ça l'agace. Ca se comprend dans un sens. Je suis grand, 1,68 m, svelte, 87 kg, et, tel le pionnier des plaines de l'Ouest, j'ai les jambes discrètement arquées... ça plaît aux femmes, les jambes arquées, elles supposent que cette particularité est le résultat d'une très longue pratique...
Bon, Arnesse veut me conduire aux cuisines et ça c'est une idée. J'ai jamais vu de cuisine à vieux.
On sort du bureau, on traverse la cour d'honneur, on se promène un peu au milieu des arbustes latins, on écoute les piafs et franchement j'ai pas le courage de vous refaire le coup du troquet maffieux qui allonge sa femme sur une brindille, parce que vraiment c'est fastidieux. Qu'il la saute et qu'il nous emmerde pas, si ça vous intéresse, retournez au chapitre en question, d'ailleurs vous l'avez sûrement marqué d'un feuillet, c'est des passages qu'on oublie pas.
Bon, nous nous faufilons parmi les bosquets car c'est pas au restaurant que nous allons. Le restau des vieux, "Aux dentiers mécaniques" ça s'appelle, c'est pas ça notre but. Notre but, c'est l'office, les cuisines, l'endroit merdeux, l'arrière cuisine, qu'on visite pas, sinon personne irait au restau dans aucun pays du monde!
On s'est baissé, on a pratiquement rampé, ce qui dissuade les vieux curieux, on a grimpé une échelle de corde, on est redescendus en chute libre, on a atterri sur une meule de foin, ça y est le parcours initiatique est terminé... C'est là.
On sent, d'abord, à cause des bennes qui servent de poubelles. Ca déborde, le préposé aux ordures avec ses boeufs, il passe le premier lundi de chaque mois. Et encore les mois sans "r". On verse du crésyl. C'est pas mieux.
- Pince-toi le nez me dit Arnesse, l'hygiène rurale, ça sent plus fort que l'avarié urbain... ici, on a affaire à des durs à cuir!..
J'entre dans la cuisine. C'est très spécial, mais c'est pas con.
- Je te présente Mlle Macaronita, Mlle Boudinata, Mlle Concentrina dé Tomata...
- Enchanté...
- Et nous qué cé dé même, signor!
Comme elle a un badge avec marqué "Ecole Hôtelière de Dun-le-Palestel" je lui dis qu'elle se fatigue pas la voix avec nous. On n’est pas clients.
Et la visite commence.
- Ce mois-ci, c'est italien... le mois prochain, c'est chinois, les gonzesses se mettent une assiette à l'envers sur le crâne, elles se jaunissent un peu les pommettes, elles répètent kawasaki, hiroshima, takatasseoir, tékontusais... ça suffit.
Je regarde le système d'alimentation du self. Il a cherché en cambrousse, du côté alimentation des bovins. Résultat: les pâtes fraîches sont placées dans un râtelier qui défile. Un ingénieux système de tuyauterie laisse couler la sauce tomate, plus loin une râpeuse de parmesan, les râteliers laissent tomber une part dans le bol tendu par un vieux. S'il a soif, il appuie son gobelet sous une tirette où y a marqué chianti, c'est rouge effectivement.
Tout ça se termine par une spécialité, le petit four de Turin, c'est une galette bretonne, mais le moule est pas le même. Il y a TURIN en grosses lettres avec une Ferrari comme logo. De l'autre côté, Vroum Vroum...
- Le logo, il faut d'abord que ce soit simple et pas trop chargé.
Arnesse, il a été habile, on voit pas les préparatifs, seulement le défilé du râtelier mais il appelle ça le self italien. (Italiano servati) Il dit que les vieux ont l'impression de voyager gratos.
Les vieux sont contents effectivement... en tout cas, ça leur fait une occasion de se pincer les fesses, à ces pauvres malheureux. Et puis, ils jouent à se balancer la sauce. Comme des jeunes!
N'empêche que c'est troublant, ce système. Pas très humain.
Et les gonzesses, c'est vrai, on les sent pas nettes. Elles ressemblent à des gaveuses d'oies. J'ai jamais vu de gaveuses d'oies, mais si j'en vois un jour je suis sûr que ce sera exactement comme ça.
Elles ont pas de morale, je le sens encore.
C'est fou ce qu'on sent, à l'Eternel Repos, comme odeurs suspectes.
Je discute le bout de gras avec les belles infirmières bac+8. Elles ont la vocation du vieillard, c'est indiscutable. Une vocation puissante, étonnante aussi. Ovarienne, je dirais...
- Ces pauvres vieux, ils s'en vont trop tôt...
- Faudrait pouvoir les conserver plus longtemps... ils nous échappent... ils disparaissent pour jamais... bientôt on aura oublié comment ils étaient...
C'est Parmesina qui parle. Mais elle est pas la seule de cet avis. Les autres opinent du chef. On opine avec ce qu'on peut. La petite Caramelita, la fraîche Gelatimotta, la douce Blanchitacréma...