- Il faudrait les garder, et pas seulement en photo, les garder dans des musées vivants, on ferait visiter, en les alimentant comme il faut, ils peuvent durer très longtemps...
- Peut-être même ils pourraient se reproduire, comme les lamas dans les zoos...on n’a jamais essayé...
- Ils feraient des petits, vieux dès la naissance, ça leur éviterait de vivre...
Lacryma Christina est triste. Elle a eu une existence pénible, le père qui boit, la mère qu'est saoûle, les enfants bourrés, le travail qui attend, le chef qui se lasse, le chômage, la vieille masure qui s'écroule, le toit qui fuit...
C'est elle qui a pris la parole. Arnesse m'attire un peu plus loin:
- L'écoute pas trop quand même... elle est née rue Mozart, sa mère est dans l'immobilier. Amazone durant dix ans. Elle s'est fait des couilles en or... C'est une façon de parler. Lacryma, on l'a prise parce qu'elle chiale tout le temps, très fort en plus !… et le XVI ème est un quartier calme. Il faut voler sans bruit... le toubib lui a conseillé la Creuse... effectivement, elle braille plus, mais elle pleurniche... toutes les autres par contre sont originaires des bois voisins... elles connaissent la Creuse comme leur culotte!...
- Elles en ont pas!...
- C'est une façon de parler. Elles sont du terroir, les filles. Des natures sensibles, amies des bêtes et de l'être humain...des sortes de Saint François d'Assises au féminin...
- François d'Assises, il portait une culotte...
- Tous les Saints portent une culotte...
- Par contre ils ont pas de soutifs, pour des saints... c'est malsain...
Je voulais finir comme ça, sur un problème d'orthographe. Et puis aussi sur une saillie. J'entends saillie dans le sens de plaisanterie, le trait brillant dans la conversation. Ne l'oublions jamais: contrairement aux apparences, nous sommes dans une oeuvre littéraire. En tout cas nettement plus littéraire que ce que je vois exposé actuellement en magasin.
C'est la fête aux vieux!
Je suis plutôt content de voir comment ça se nourrit, les vieillards. Ils sont pas plus malheureux que les bestiaux, finalement. C'est la fin de la vieille civilisation judéo-chrétienne, l'homme devient enfin l'égal de l'animal, pensais-je en moi-même... rêvant aux temps bibliques...
Seulement, la philosophie c'est très bien, mais c'est surtout décoratif. Ca aide au raisonnement certes. Mais rien ne vaut l'observation. Et à midi, justement, Arnesse a organisé une fête des vieux. Comme ça, impromptu. Ah il les gâte, ses livrets A ! Une vraie fête comme dans le civil, il m'a dit.
- Même qu'il y aura un feu d'artifice... c't'une novation, la première fois... on aura un journaliste du Parisien, qui passe ses vacances à côté de Jarouillat-le-Verrat. Je compte sur une bonne pub dans le Parisien. Là-haut, leurs établissements sont trop chers... et puis les enfants aiment bien placer leurs vieux parents assez loin.
Sinon, il paraît, ça fait comme avec les chiens, ils reviennent un jour ou l'autre. Il me cite le cas d'un centenaire, revenu à pied d'une maison de Pithiviers jusqu'à Levallois-Perret. Un aveugle ! Revenu au flair, comme les clébards. Il a traversé les nationales, les autoroutes, les TGV, les fleuves à la nage... en prenant le vent, en humant l'air ambiant... belle et émouvante performance. Ils auraient raconté l'histoire à Trente Millions d'Amis.
On l'a reconduit en fourgon blindé le lendemain.
Pour les clébards, ils ont trouvé un truc: ils coupent l'oreille qui est tatouée. Alors là tu peux toujours chercher. Malheureusement on n'a pas le droit de faire tatouer les anciens, surtout à l'oreille. Pas encore, il paraît qu'il existe un projet de loi à l'étude. Mais il n’est pas sûr que ça aboutisse, on verrait trop de vieux essorillés. C'est interdit par la réglementation européenne.
Je reviens au feu d'artifice. Est-ce que c'est pas dangereux ?...
- C't'une expérience... la plupart des vieux relèvent pas la tête, sous prétexte qu'ils ont des douleurs... des torticolis... des lumbagos... le feu d'artifice les obligerait à faire un effort...
- Intéressante, ton idée, d'autant plus qu'en relevant la tête vers le ciel, ils retrouveraient peut-être la foi... ils pourraient voir les apparitions... la Sainte Vierge... Bernadette Soubirou...
- C'est rare dans nos régions. Le ciel est souvent brouillé, le climat est trop pluvieux, peu propice à ce genre de phénomène...
La fête des vieux, c'est extrêmement délicat à organiser. D'abord il y a 92 convives, mais on mettra 101 assiettes pour montrer aux disparus qu'on les oublie pas. Les nappes sont impeccables, les fleurs artificielles se dressent fièrement dans les pots de plastique. Toutes les dix chaises il y a une magnifique couronne de fleurs en papier crépon: "A notre cousin, en s'excusant d'être absent"... d'autres, plus brèves: "A mon vieux père, mille regrets"... d'autres encore, plus explicites: "Bonne fête l'ancien, on n'a pas pu venir à cause du match. On pense à tes varices. Vive le PSG!"' ou encore: "Bonne fête sans nous, on se porte bien, on s'est payé les Baléares avec ton livret B, tu l'avais oublié sur la table de nuit avec la procuration, pauvre étourdi !"
Dans l'ensemble, c'est quand même émouvant. Les enfants ont envoyé des petits mots, ils ont fait ce qu'ils ont pu. Les gonzesses se sont parfumées, elles ont reçu l'ordre de remonter leurs mini-jupes de trois centimètres ! C'est vraiment la fête !
- C'est une touchante attention, que j'ai dit à Arnesse...
- Avec le vieillard, faut un minimum de savoir-vivre, tiens, ils auront des vraies assiettes !
- Sans blague, mais ils vont les renverser...
- Pas avec mon système!
Et le voilà qui me fait pénétrer dans la salle de restaurant. La longue table est dressée. Les assiettes aussi. J'en soulève une. Ou plutôt j'essaye. La table vient avec !
- Tu te souviens de la salle de spectacle à Saint Maur... les bancs sont boulonnés au sol... au début ça fait drôle, après tu te dis, c'est pas si con... ça évite la casse. J'ai donc fait pareil pour les assiettes. Tu verras, ça fonctionne très bien. Et puis ça évite qu'ils tripotent toujours le matériel, tu sais, les vieux c'est nerveux... ils ont leur voisin qu'a fait une crise de delirium, un autre qui se repose définitivement à l'amphithéâtre... un troisième qui a descendu l'étage en chaise à porteurs... ça leur sape le moral, ils deviennent tout tremblotants... c'est dans ces cas-là qu'ils cassent le matos... un vieux qui dort, y a rien à craindre... c'est pas dangereux...
- Pourquoi tu les fais pas dormir tout le temps?
- Parce que ça s'appelle le coma, à partir d'une certaine durée... et alors là c'est un autre commerce, la maison de cure médicalisée... j'ai pas la licence... ah! c'est la planque... mais il y a un peu de va-et-vient avec les croquemuches, les comas durent pas assez longtemps...
Ca devient pénible, cette discussion. Je respire à fond, mais on renifle une odeur de camphre et d'éther, qui, jointe à la javel Lacroix, compose un mélange très hygiénique mais peu apéritif...
- Où elles sont les nanas, parce que, à vrai dire, l'atmosphère devient un peu stressante... je préfère encore tes infirmières bac+8, même sans culotte, à ces histoires de morgue...
- C'est qu'une question d'habitude... les jeunes, c'est très surfait aussi... d'ailleurs, c'est jamais que des futurs vieux.