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18 mai 2013 6 18 /05 /mai /2013 09:20

Désarmement unilatéral

Oui nous avons grand tort. Car eussions-nous observé un peu plus précisément, à l'aide de l'autre oeil par exemple, et nous eussions alors vu une élégante silhouette, féminine probablement, féline, onduleuse, envoûtante, mais malheureusement équipée d'un magnum dont on m'excusera de n'avoir pas retenu le calibre avec précision. J'invoquerai comme excuse le fait de n'avoir pas d'instrument qui eût pu me permettre l'exactitude des mesures, mais à vrai dire c'est surtout la phrase qui sortit de sa bouche, qui nous convainquit tous les trois :

- Vous avancez d'un millimètre et vous êtes morts. Trente secondes plus tard vous passez à l'état pâteux grâce à ce broyeur de chair à saucisses, une minute après vous êtes empaquetés, avec le code barre en prime. Pendant une semaine vous alimentez ces pauvres animaux qui ont besoin de se remettre après l'indigne traitement que vous leur avez infligé...

Vous voyez, des phrases, il y en avait même trois. Sur le coup on se rend pas compte. C'est l'Eugène qui réagit le premier :

- Qué ié vais vous dire à vous qué vous n'avé pa lé droit Signorita...

Seulement, la gonzesse, elle redoute pas les coloniaux.

- Toi l'travelot des îles, tu pisses dans ton pagne tellement t'as les boules...

Humilié mais noble, l'Eugène ignore superbement la longue traînée jaune sur son costume blanc. Ah quelle fière attitude devant la prostate et le relâchement des sphincters !

C'est au tour de Arnesse, de jouer au fier à bras :

- Madame, votre manque de loyauté nuit à la cause légitime du féminisme...

Il n'a pas le temps de finir :

- Ta gueule, connard !

Je suis le seul à faire noble figure finalement :

- Votre arme est fort impressionnante, je l'avoue. Elle le serait davantage si vous la teniez par le bon bout...

Cette ruse, qui peut paraître enfantine, si vous n'avez pas fait la guerre, marche absolument à tous les coups. Si nous avions procédé pareillement en 1914, la grande guerre aurait duré deux jours et du coup elle se serait appelée la petite. Les poilus n'auraient pas eu le temps d'avoir du poil. On aurait creusé deux mètres de tranchées et encore !

Le 11 novembre ne serait pas jour férié et chômé. Verdun serait une petite ville de province, sans intérêt particulier. Vous voyez les conséquences !

Evidemment, en même temps que je proférais ces mots, profitant de la demi-seconde de distraction de la belle, j'expédiais un  vieux coup de genoux dans l'arme contre nous pointée et je découvrais alors que l'instrument était un simple jouet en plastique, une grossière imitation.

Je ne giflai même pas cette misérable créature !

Misérable, tout dépend du point de vue auquel on se place. Car elle était émouvante, cette frêle jeune fille une fois débarrassée de son équipement paramilitaire. C'est alors que nous la débarrassâmes également de la cagoule dont elle avait recouvert son frais minois, comme roucoulait mon arrière grand oncle Homère, qui était chanteur de café-concert et qui interprétait Yvette Guilbert, y a pas de mal à ça, j'en vois des bien plus cons en 1995 !

Or nous en étions non pas au déshabillage, mais au dé-déguisement de cette misérable, quand, par inadvertance, peut-être en tirant trop lestement sur son pullover, nous fîmes, de quelques centimètres remonter la robe déjà fort brève, en usage dans cet établissement. Et alors ce fut un cri, ou plutôt trois !

- Vous ! Mademozelle Nichoni !

Eh oui, l'Eugène l'avait reconnue, la belle enfant, par le bas !

Aussitôt nous exprimâmes notre étonnement, notre incrédulité !

- Mais enfin Mademoiselle Nichonina !

- Mademoiselle Nichonina, mais enfin !

- Vous, nous faire ça à nous !

- A nous, nous faire ça, vous !

- Ainsi qu'à nos bons vieux !

- Ainsi qu'à nos vieux bons !

Nous en répétions tous les deux à peu près la même chose, tellement nous étions symétriquement émus !

- Vous avez pourtant étudié la gériatrie...

- ...et ainsi manifesté un désir sincère d'accompagner l'humanité âgée vers les derniers chemins de la vie...

- vers les voies ultimes...

- pour ainsi dire jusqu'au terminus...

-...là ousque tout le monde descend...

- ...vu qu'il y a plus de ligne et que le convoi mène plus nulle part...

- si on peut se permettre cette métaphore...

-...qui a même la puissance d'une allégorie !

-...d'une parabole !

- Vous avez étudié le vieillard dans sa psychologie, ses peurs, ses angoisses, ses envies aussi, son instinct de mort, son goût, assez peu compréhensible à vrai dire, pour survivre malgré le peu d'intérêt des camps dans lequel il est concentré...

Mince, j'ai fait une gaffe, Arnesse le prend mal :

- Enlève ce mot ami... je ne concentre que la tomate ici, pour masquer le goût de la viande... je ne concentre pas le vieillard...

- excuse moi, ami, je me suis laissé emporter par le lyrisme...

- tu es excusé... reprenons.... Nichonina... vous avez étudié la vieillarde, sa psychologie, ses peurs, ses angoisses...

- on va changer si tu veux... vous avez étudié la physiologie du vieillard, sa fragilité rotuliennne, son grincement vertébral...

- son crissement dentaire...

- son craquement articulaire...

- son froissement plantaire quand il glisse ses vieux orteils sur le parquet...

- et le cri qu'il pousse quand l'écharde s'enfonce sous l'ongle du maître orteil...

- vous avez étudié sa vieille vésicule biliaire, son vieux foie cirrhosé, son vieil estomac flasque...

- inefficace

- inopérant...

- flatulent...

- qui provoque des rots, des régurgitements...

- ...son relâchement sphinctérien...

- ...sa vieille peau pleine de pustules...

- ...ses vieux poils blanchis sous les harnais du cheval...

- Arnesse, dis "le harnois", et ne parle pas du cheval, c'est plus littéraire...

- Allons-y pour les harnois... son triple menton, son double pis...

- ses fémurs si cassants...

- ses oreilles tombantes, fatiguées par les conneries qu'elles ont entendues, par les coups de trique des supérieurs...

- sa bouche pendante, usée par les conneries qu'il a dites... ou auxquelles il a fallu répondre...

-...par d'autres conneries...

- ...parfois encore pires...

- ses narines pleines de poils... moisies...

Ca commençait à bien faire, aussi Nichonina préféra se redresser et prendre la parole :

-  Arrêtez, je vais tout vous dire.

- Tout ?

- Tout !

- Alors nous vous écoutons!

- Eh bien voilà. Toutes les filles qui travaillent ici, ainsi que les jeunes pédés qui oeuvrent en cuisine, nous voulons aller au-delà de notre tâche. Nous voulons sauver ces vieux de l'oubli... non seulement de l'oubli présent, mais de l'oubli à venir... nous avons eu l'idée de créer un vrai musée vivant où l'on pourrait voir des vrais vieux, des vraies vieilles de la Creuse, conservés en l'état. Naturalisés. Assis dans des poses traditionnelles, travaillant à des tâches familières ou se livrant aux joies saines de la campagne marchoise. Comment faire ? Nous avons eu une idée je crois unique dans les annales de la gérontologie : il s'agissait de faire naturaliser, ou si vous préférez empailler quelques vieux, après les avoir bien nourris, bien cajolés... nous les aurions endormis pour toujours et en même temps pas pour longtemps, puisque nous les aurions en quelque sorte ressuscités par le biais de notre présentation dans la grange-musée, dont vous avez découvert l'entrée !.... Mais peut-être est-ce un peu long...

- Pas du tout, Nichoni, continuez.. .continuez...

- Nous les eussions fort bien vêtus et nous les eussions disposés dans ces cages de verre que vous apercevez, reconstituant pour l'éternité des scènes de genre de la Creuse profonde...

- Tiens c'est marrant ça, la Creuse profonde...

- Ne l'interromps pas, Arnesse... Continuez, Nichonina... parlez sans crainte...

- Eh bien voilà. Les premières scènes que nous avions prévues étaient les suivantes: l'arrachage de la betterave. Une scène mixte, un homme une femme. Détail plaisant, l'homme au lieu de regarder la betterave, regarde l'arracheuse, il est distrait, il se plante un oeil dans une fourche tenue par un enfant qui arrachait les patates, lui. Ceci entraîne la deuxième scène, le travailleur au lit, avec son bonnet de coton… Il guérit grâce à l'intervention miraculeuse de la petite bonne, qui lui renfonce l'oeil dans l'orbite. Une scène très pure, la petite bonne est dans le lit, on ne voit pas les mains du vieux, mais seulement les pommettes angéliques de l'enfant au rire virginal. Ceci entraîne la troisième scène : le lavement des pieds. La petite bonne a été frappée par la couleur sombre des orteils de l'arracheur de betteraves. Elle l'oblige à se tremper les jambes dans une bassine. Ceci entraîne la scène suivante : le fabricant de bassines, qui passe avec tout son équipement de rémouleur, suivi du marchand de peaux de lapin, du revendeur de peignes d'occasion, du rétameur de brosses à dents en poil de vache... nous en étions là. Ainsi qu'au stade de l'engraissage des vieux que nous avions capturés... comme vous le voyez nos intentions sont nobles... les vieux n'étaient pas malheureux... et nous avons obtenu une subvention du Sivom, du Civam, de l'Adim, du Cetam, du Sovim, du Sicom, de l'Arami, de l'Adeti, du Feradel, du Fongipan, de la Frangipane, de l'Ourzaf, de l'Orbich, du FLNC, de l'ETA, du GIAT...

Là je crois franchement qu'elle déconne, elle dit n'importe quoi pour faire l'intéressante. En plus elle ondule, se traîne à terre, serpente, on se dirige tout droit vers l'hystérie.

Alors l'Eugène n'a pas pu en supporter davantage. Levant sa badine, il en rabat un énorme coup sur le dos de la malheureuse enfant de Marie, qui va désormais être obligée de porter plainte à l'association femmes battues, d'autant qu'il accompagne son geste honteux d'une expression pour le moins maladroite :

- Moué l'coloniau, ié té di qué té ouna salopa ouna poutana del bordelos et ouna trainada des favellas dé Guéréta...

A notre grande surprise, Nichonina ne se plaint pas, au contraire :

- Ah frappe, coloniau, encore, enfonce moi ta badine dans le nombril, donne moi des coups de talon dans le creux des reins, cogne vieux salopio, coloniau mon amoré corassone por qué toujours ié soye ta chose à toi, mi amor !...

Cette scène nous surprend, il faut dire. L'Eugène entretient manifestement des relations particulières avec la belle Nichonina, et pas seulement avec l'Ernestine, ah c'est du propre ce qui se passe dans cette Combrailles, à 550 mètres d'altitude seulement ! C'est à se demander ce qui peut se passer encore plus haut ! ah oui ! on ne s'attendait pas à ça!

Ah non!

Et finalement c'est pas étonnant, les belles infirmières bac+9 elles sont allées aux études, elles ont tout appris des perversions sexuelles, elles les enseignent à nos bons vieux, qui n'attendaient que ça, que l'instruction, qui jusque là n'avait jamais pu leur pénétrer par le cerveau, leur entrât par un autre biais, moins habituel mais pourquoi pas après tout ? Pourquoi refuser ce procédé pédagogique ? Il sonde ses connaissances, le coloniau, auprès des bac+9 comme on lui sonde la prostate. Et voilà, tout le monde est content !

Sauf que quand même, tout bien réfléchi, euthanasier des vieillards c'est pas encore autorisé, on risque des histoires avec la police.

La police, vous vous rendez compte ? Alors qu'on est dans un roman anti-policier ! Non, il faut éviter la venue de ces êtres dégradants et régler la question à l'amiable.

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