Chassez le naturel, il revient au galop. J’ai d’abord eu envie de m’orienter sur d’autres films, d’autres réalisateurs, mais lorsqu’on aborde le thème du huis-clos au cinéma et qu’on est grand amateur de l’œuvre de Roman Polanski, quoi de plus normal que d’en faire son sujet de rédaction ?
Le 19e long-métrage du cinéaste s’apprête à sortir sur les écrans (fin 2011), et il aurait certainement collé à notre sujet, puisqu’il s’agit d’une adaptation de la pièce de théâtre de Yasmina Reza, « Le Dieu du Carnage », et que l’histoire se déroule en vase clos, en la présence de deux couples. En attendant, cela ne nous empêche pas de parcourir l’œuvre que Polanski a bâtie depuis 1962, car les films proposant des huis-clos sont récurrents chez lui.
Les huis-clos qui prennent l’air
Dès son premier long-métrage, « Le couteau dans l’eau » (1962), le cinéaste polonais met en scène trois personnages qui vont passer l’essentiel de leur temps sur un bateau. Nous ne sommes pas dans un lieu renfermé, mais au contraire ouvert sur un grand espace. La sensation d’isolement n’en est pas moins présente, surtout lorsque la tension psychologique va crescendo au fil des séquences, entre jalousie et rivalité masculine, désir et frustration. On trouve des similitudes avec ce premier film dans « Lunes de fiel », tourné 30 ans plus tard. Deux éléments y reviennent de façon significative : une bonne partie de « Lunes de fiel » se déroule sur un navire, certes plus grand que dans « Le couteau dans l’eau », mais où l’isolement des quatre personnages principaux se ressent de la même manière (il n’y a quasiment pas d’échanges avec les autres passagers, pourtant nombreux). Quant aux sentiments ambigus qui les animent, ils sont tout aussi compliqués : le final de « Lunes de fiel » sera d’ailleurs bien plus tragique. Cependant, si l’action présente du film se déroule intégralement sur le bateau, le concept de huis-clos est désamorcé avec le principe récurrent du flash-back, tout au long de l’histoire (ce qui nous permet d’en apprendre plus sur le passé des protagonistes), contrairement au « Couteau dans l’eau », où la narration est linéaire de bout en bout.
On retrouvera ce même isolement et aussi peu de personnages dans « Cul-de-sac », en 1966. Les acteurs sont sur la terre ferme (l’eau joue cependant un rôle, encore une fois), mais ne quittent guère le château qui leur sert d’habitation, et comme, là encore, un suspense psychologique s’installe, l’étouffement ne tarde pas à guetter le spectateur. Bien souvent, Polanski parvient à instaurer un climat oppressant dans des endroits de rêve (c’est le cas avec « Cul-de-sac »). Mais, contrairement au « Couteau dans l’eau » et « Lunes de fiel », dont le ton reste assez dramatique, le cinéaste revient avec « Cul-de-sac » à un esprit de dérision et de décalage qui était déjà l’une des marques de fabrique de ses courts-métrages, et que l’on retrouvera encore fréquemment dans ses films ultérieurs.
Bien plus tard, en 2002, Polanski traitera dans « Le Pianiste » un sujet difficile avec beaucoup de sobriété : la Seconde Guerre mondiale. Si nous sommes loin d’un huis-clos au sens strict du terme (nous suivons le personnage principal, qui se déplace fréquemment), il y a néanmoins des passages conséquents où Adrien Brody (qui interprète le rôle-titre) se retrouve seul dans des endroits confinés, à l’abri (provisoirement) de l’énorme conflit qui se déroule autour de lui. Comme quoi, au cinéma, tout est possible, y compris montrer de façon intimiste un sujet à l’ampleur démesurée comme la Guerre.
La « Trilogie des appartements »
Si nous avons précédemment évoqué des « faux huis-clos », cette rubrique et la suivante passeront en revue des œuvres qui correspondent plus directement au sujet qui nous intéresse. Dans les écrits consacrés à Roman Polanski, on trouve régulièrement ce terme de « Trilogie des appartements ». Il désigne les trois films suivants du cinéaste : « Répulsion » (1965), « Rosemary’s Baby » (1968) et « Le locataire » (1976). Leur principal point commun est de nous présenter trois cas de personnages sérieusement perturbés, habitant tous un appartement où se déroulent d’étranges évènements. Nous ne rentrerons pas dans des délires interprétatifs de ces films, ce n’est pas ici le sujet, mais force est de constater qu’à chaque fois, l’isolement caractérise les principaux protagonistes. Ils passent le plus clair de leur temps renfermés chez eux… là, des voisins bizarres se manifestent, les bruits insolites se multiplient, les murs ont des oreilles, des bras (cf l’appartement de Catherine Deneuve dans « Répulsion »), et parfois des dents (cf la scène mémorable du « Locataire »).
Cette trilogie (qui n’a bien évidemment pas été pensée comme telle par le cinéaste) ne propose pas des huis-clos au sens strict, puisque quelques scènes permettent de nous échapper à l’extérieur (à chaque fois, on devine que ce n’est pas pour longtemps). Mais la sensation d’enfermement, palpable dans les films cités dans la première catégorie, devient omniprésente avec ces trois œuvres. Précisons encore que, si le final de « Rosemary’s Baby » est assez ambigu, « Répulsion » et « Le locataire » proposent un dénouement tragique, grand-guignolesque dans le second cas, et de ce fait fort dérangeant.
Dans ces trois longs-métrages, la notion d’enfermement est avant tout dûe aux personnages eux-mêmes, qui s’isolent plus ou moins volontairement, Polanski infligeant de son côté un traitement fantastique à ses intrigues (alors que la thèse du rationnel se tient à peu près dans chaque cas).
Parfois, le pire peut bel et bien se trouver de l’autre côté de nos murs et derrière notre porte…
Théâtre au cinéma
Ce n’est pas un secret, Roman Polanski a toujours entretenu des liens étroits avec le théâtre. Il y a été plusieurs fois metteur en scène ou acteur, il n’est donc pas surprenant de trouver dans sa filmographie trois adaptations de pièces (la dernière restant à découvrir en salle, comme je l’ai dit plus haut).
« MacBeth », en 1971, fut sa première incursion dans le genre : il signe un film violent, sombre, contournant de nombreux travers propres aux adaptations de pièces en films. Respectueux de Shakespeare, le cinéaste enferme progressivement le couple principal dans son château. Lady MacBeth ne quitte jamais sa demeure, quant à son époux, il s’y emprisonne également, torturé par ses remords, ne s’échappant plus que pour consulter les sorcières, dans une séquence qui rappelle furieusement le cauchemar de « Rosemary’s Baby ». Si la première demi-heure de « MacBeth » nous entraîne dans des extérieurs vastes et pluvieux, la suite du long-métrage nous fait pénétrer dans la folie du couple principal, prisonnier à la fois de son château et de sa culpabilité. Les crimes atroces commis rongent ces personnages épris de pouvoir, et le tout débouche sur une recette fréquente dans l’univers du cinéaste : enfermement = folie (la manifestation de cette dernière est souvent illustrée chez Polanski par des hallucinations – « MacBeth » ne fait à ce titre pas exception à la règle).
Il faut attendre 1994 pour que le réalisateur revienne au théâtre par le biais du film « La jeune fille et la mort » (adaptant la pièce du même nom, signée Ariel Dorfman). Il s’agit certainement de l’œuvre collant le mieux au sujet de ce numéro : trois personnages seulement, un décor quasi-unique, la maison isolée du couple principal (la fin se déroule à l’extérieur, non loin de la maison). Comme toujours, une tension psychologique intense s’installe au fur et à mesure de la confrontation entre cette femme et son présumé tortionnaire. La présence du mari de la victime ne parviendra pas à tempérer cette montée en puissance de l’angoisse. Tout comme Hitchcock dans nombre de ses films, Roman Polanski se révèle un excellent maître du suspense, dosant ses effets, laissant planer jusqu’au bout un doute qui finit par ronger le spectateur lui-même. L’action se déroule sur une nuit, et comme toujours, la folie guette ces personnages en proie à leurs peurs, leur paranoïa. Le final s’avérera cependant moins violent que pour la plupart des films déjà cités.
Je terminerai ce petit périple polanskien en mentionnant le film « Une pure formalité » de Giuseppe Tornatore. Polanski ne l’a pas réalisé, mais il en est l’interprète principal aux côtés de Gérard Depardieu. Or, le film, qui aurait pu être signé du réalisateur (nous ne sommes pas loin de son univers), est un huis-clos en bonne et dûe forme, avec des personnages ambigus et psychologiquement torturés. Sorti en 1994, le film est peu connu, et à voir selon moi, tant pour ses qualités (le face-à-face Depardieu-Polanski est passionnant) que pour découvrir une autre facette du talent de Roman Polanski.
(Cet article est initialement paru dans le fanzine de l’association de cinéma castelroussine Travelling)
CARNAGE de Roman Polanski
Cela faisait longtemps que Roman Polanski n’avait pas enchaîné deux films en aussi peu de temps : en effet, son 19e opus, adaptation de la pièce de théâtre écrite par Yasmina Reza, « Le Dieu du Carnage », a suivi de peu « The Ghost Writer », sorti début 2010.
On sait que Polanski a travaillé sur le scénario de « Carnage » pendant sa retraite forcée en Suisse, entre 2009 et 2010. Il a rapidement mis en chantier le tournage suite à sa libération, s’offrant un joli casting pour interpréter ces deux couples qui vont ‘s’affronter’ entre quatre murs. Le concept de huis-clos, déjà traité par le réalisateur, est cette fois respecté dans les règles de l’art. Pendant 80 minutes, on ne quitte pas le domicile du couple Jodie Foster-John C. Reilly, où s’est rendu le second couple, Kate Winslet-Christopher Waltz. Tous les quatre veulent régler un différend concernant leurs enfants, le fils de Winslet-Waltz ayant frappé celui du couple Foster-Reilly.
En partant d’un postulat basique, voire anecdotique, le film s’envole rapidement. Car, inévitablement, la situation dégénère, et, alors qu’à plusieurs reprises le couple en visite semble décidé à partir, un détail retient à chaque fois tout ce petit monde (ah ! l’épisode du hamster qui est mis dehors !).
Polanski, qui a déjà traité du voyeurisme dans certains de ses films (« Le locataire », pour ne citer qu’un exemple), place ici le spectateur dans ce rôle, de façon frontale : nous assistons, et pour notre plus grand plaisir (le film est très drôle), aux engueulades successives des parents, qui essaient tantôt de minimiser la responsabilité de l’un des enfants, tantôt d’égaliser les fautes des deux côtés. Nous pénétrons dans l’intimité de chacun des personnages, et, pris au premier degré, le film pourrait devenir gênant tant les protagonistes se dévoilent, les uns après les autres. Les travers de chacun, ainsi que les manies, sont passés au crible, sous l’œil de la caméra polanskienne (il est d’ailleurs amusant de noter le caméo que fait le cinéaste, dans le rôle du voisin, dans l’entrebâillement de sa porte d’entrée – procédé auquel Polanski n’avait pas eu recours depuis un bon moment dans ses films).
Techniquement, le film est assez virtuose, comme d’habitude avec le réalisateur : l’utilisation de l’espace est parfaite, les cadrages sont toujours justes, nous immergeant dans ce décor pourtant restreint, et se resserrant ensuite pour cerner au mieux les émotions et les expressions des personnages.
Si Jodie Foster a physiquement pris un coup de vieux, son jeu est toujours aussi remarquable. Elle a pourtant le rôle qui pourrait être le plus agaçant… Christopher Waltz, parfait (déjà dans le film de guerre de Tarantino, il était fabuleux), donne rapidement le ton avec son personnage : la tronche qu’il tire dès les premières secondes de son apparition est à elle seule jubilatoire. Quant à Kate Winslet, elle est comme toujours impeccable, et, des années après « Titanic », demeure à mes yeux l’une des plus belles femmes du cinéma anglo-américain contemporain.
« Carnage » vaut donc le détour, et confirme, après le brillant « The Ghost Writer » que, malgré une carrière exceptionnelle de 50 ans, Roman Polanski est toujours un cinéaste aussi surprenant et talentueux… je n’espère qu’une chose : qu’il remette vite ça !