Parmi les nombreux dictionnaires qui paraissent régulièrement, celui de Pierre Chalmin est des plus réjouissants. Son Dictionnaire des injures littéraires porte un sous-titre qui en donne le ton : "Ta gueule, Bukowski ! ». C'est ce que lança Cavanna à Bukowski le 22 septembre 1978, au cours de l'émission Apostrophes (Antenne 2) pendant laquelle l'écrivain américain s'enivra en direct, caressa la cuisse de Catherine Paysan, entre autres joyeusetés, avant de se retirer en titubant.
Mais cette injure cavannesque n'est que gaminerie à côté de quelques-unes déjà célèbres du XIXe siècle, que nous connaissions, et d'autres que nous apporte en plus ce gros ouvrage très révélateur des moeurs littéraires. Julien Gracq évoquait La Littérature à l'estomac, mais ici, ce sont de grands coups portés brutalement à l'estomac. On en reste estomaqué. On peut donner une idée de la violence de ces injures, avec Émile Zola, l'un des écrivains les plus injuriés, et Léon Bloy, l'un des plus injurieux, qui traitait le romancier naturaliste de : « Crétin des Pyrénées. Messie de la tinette et du torche-cul. Vieille truelle à merde. Fangeux domestique de la populace ».
Pierre Chalmin a donc rassemblé ce florilège d'injures classées dans l'ordre alphabétique des injuriés, de l'antiquité à nos jours, mais un index permet de retrouver facilement les injurieux ou les simples mauvaises langues, parmi lesquels les plus prolifiques semblent bien être Céline, Cocteau, Gide, les Goncourt, Léautaud, Renard, Rinaldi, Sainte-Beuve - du moins dans ce livre.
Parmi les uns et les autres, les poètes occupent une place de choix, avec quelques injures ou remarques, qui ma foi ne sont pas si mal vues :
Mallarmé. Intraduisible, même en français.
(Jules Renard, Journal, 1er mars 1898)
Les poètes n'échappent pas à la violence dont les outrances surréalistes restent des exemples magistraux. Ainsi la première déclaration publique du groupe :
Avec Anatole France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va. (...) Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois
sinistres bonshommes : l'idiot, le traître et le policier.
(André Breton, dans Un cadavre, 1924)
Ce dictionnaire rappelle une plaisanterie qui, malgré son occasion macabre, a fait sourire en son temps les amateurs de littérature. Elle est attribuée à Roger Nimier, le lendemain de la mort d'André Gide :
Télégramme du 20 février 1951, adressé à François Mauriac : Enfer n'existe pas Stop Tu peux te dissiper Stop Préviens Claudel. Signé : André Gide.
La dureté de certains jugements ne manque parfois pas d'un fond de vérité, même si elle nous semble exagérée. Ainsi cette remarque qui reproche à Coppée un certain prosaïsme :
François Coppée qui, selon le mot de Becque, je crois, fait de la prose sans le savoir.
(Jules Renard, Journal, 1er janvier 1897).
Sans doute. Mais Coppée était aussi capable d'autre chose, et même de satire. En témoigne ce quatrain qu'on trouve dans le Dictionnaire à propos d'Arthur Rimbaud, et on se dit qu'après tout, ce fameux Sonnet des voyelles a aussi son petit côté inconséquent :
Rimbaud, fumiste réussi,
Dans un sonnet que je déplore,
Veut que les lettres O, E, I
Forment le drapeau tricolore.
(François Coppée, Annales littéraires, 15 mars 1893)
À la lecture ou à la consultation de l'ouvrage, tous les poètes d'aujourd'hui se réjouiront de la stupidité des critiques d'hier (une tare qu'ils étendront jusqu'à nos jours sans états d'âme). Ainsi ce jugement d'un « maître » de la critique :
Baudelaire. Le pauvre diable n'avait rien, ou presque rien, du poète, que la rage de le devenir. Ce n'est qu'un Satan d'hôtel garni, un Belzébuth de table d'Hôte.
(Ferdinand Brunetière, La Revue des Deux Mondes, mai 1887)
Voilà qui juge un critique, se diront les poètes. Mais on trouve aussi dans le même ouvrage:
Je sais que j'ai autant de génie que Victor Hugo - et je sais surtout que je ne serai jamais aussi bête qu'il l'est.
(Charles Baudelaire, Lettre à Poulet-Malassis)
Certains de ces jugements à l'emporte-pièce sont restés célèbres, comme celui-ci, souvent cité, et qui vaut bien le « Victor Hugo, hélas » d'André Gide :
Hugo est énorme en toute chose, oui ... D'ailleurs, il est bête comme l'Himalaya.
(Leconte de Lisle)
Les insultes, injures, moqueries, etc., adressées à Victor Hugo ont été nombreuses, à la mesure de l'oeuvre et de l'homme, l'un et l'autre faisant beaucoup d'ombre sur le paysage littéraire de tout le XIXe siècle.
Les rosseries confraternelles sont innombrables, et on peut en faire un florilège particulièrement gratiné dont voici un petit échantillon :
Le vassal André Breton (…) qui n'a jamais su se libérer de cette grossesse nerveuse de gloire anthume.
(Blaise Cendrars, Blaise Cendrars vous parle, Denoël, 1952)
La poésie de Paul Éluard est vivement goûtée par une classe d'amateurs éclairés de littérature moderne, mais elle n'a rien à voir avec la poésie.
(Georges Bataille, dans La Critique sociale, janvier 1933)
Lamartine dit en parlant des poésies de Vigny: c'est bien léché; et de Vigny en parlant de celles de Lamartine: c'est bien lâché.
(Sainte-Beuve, Le Cahier vert, 1834-1847)
Achevé Le Soulier de satin. Consternant. On imagine malaisément que dans une autre religion, les défauts de Claudel eussent pu s'épanouir aussi à l'aise que dans le catholicisme.
(André Gide, Journal, 30 octobre 1929)
Mort d'André Gide. La moralité publique y gagne beaucoup et la littérature n'y perd pas grand-chose.
(Paul Claudel, Journal, février 1951)
Maurice Maeterlinck. Un grand artiste à qui c'est égal d'ennuyer son lecteur, et qui ne s'arrête pas pour si peu.
(Jules Renard, Journal, 17 décembre 1902)
Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès, nous n'avons pas besoin d'un traître pour nous poignarder dans le dos.
(Charles Péguy, Le Petit Journal, 22 juin 1913)
Jean Jaurès fut assassiné par Villain le 31 juillet 1914. Charles Péguy fut tué à la guerre le 2 septembre 1914.
Et ce n’est plus de la littérature.
II faudrait tout citer, ce qui est impossible. Alors terminons par cette boutade que s’envoya à lui-même Marcel Pagnol, ancien professeur au lycée Condorcet :
Sans me vanter et sans te vexer, à la Société des auteurs je suis de très loin le plus intelligent tandis qu'à Condorcet j'étais le plus con.
(Marcel Pagnol, cité par Henri Jeanson dans Soixante ans d'adolescence)
Reconnaissons, comme le remarque Pierre Chalmin dans sa courte préface « au lecteur » qu'un dictionnaire des injures est plus plaisant à lire qu'un dictionnaire des admirations.
Sources :
- « Le coin de Table » n° 45 – 11 bis rue Ballu – 75009 Paris
- Pierre Chalmin, Dictionnaire des injures littéraires. « Ta gueule, Bukovski ». L'Editeur, 40, rue de Monceau, 75008 Paris.