Je me souviens très bien de mon grand-père quand il disait merde à son patron.
Quand son patron lui faisait une remarque, mon grand-père lui répondait carrément :
-« Si t’es pas content, t’as qu’à le faire à ma place !… et puis merde… t’as qu’à manger ma merde. »
Et le patron aussitôt mangeait la merde de mon grand-père.
Il s’asseyait d’abord à la table du patron, qui était aménagée dans la cage aux cochons. Ensuite, il devait lever la main pour demander très poliment des assaisonnements. Par exemple, il disait : « Je pourrais avoir un peu de sel ?… s’il vous plaît ? » Mon grand-père lui faisait aussitôt une remarque :
-« On parle pas la bouche pleine… »
Le patron, qui comprenait très mal, lui répondait :
-« Même la bouche pleine de merde… »
Et mon grand-père faisait des remarques à propos des gros mots :
-« Quand on est le patron, on ne dit pas de gros mots… »
Le patron se tenait à carreau. Il avait beau être patron, il n’en menait pas large. Il faut dire qu’il menait une vie difficile, le patron. Partout, les gens savaient qu’il mangeait de la merde et beaucoup se moquaient de lui. Par exemple les touristes :
-« Casse toi… tu sens la merde ! t’as pas honte, auprès des monuments historiques ?… classés au patrimoine par l’UNESCO… »
Je me souviens très bien que le patron de mon grand-père n’en menait pas large.
Il s’agenouillait devant mon grand-père et il disait :
-« Pardon Monsieur Alphonse, excusez-moi de vous déranger, puis-je encore avoir une ration de merde ?
Alphonse répondait :
-« Choisis. T’as le menu sous la gueule… il y a plusieurs qualités de merde… mais c’est toujours la même merde… »
Alors le patron de mon grand-père s’exécutait mais c’est une façon de parler. Il ne se suicidait pas à chaque fois. D’ailleurs, comment aurait-il pu faire, puisque la tradition de l’exécution, c’est la guillotine, dans nos régions.
-« Alors ça vient, cette réponse ? Au lieu de raconter des conneries tu ferais mieux de me répondre avec précision… Sinon tu l’auras pas, ma merde ! »
Le patron d’Alphonse était terrorisé à l’idée de ne pas avoir sa merde quotidienne. Alors il relisait le menu :
-« Voyons voir… merde au poivre vert… merde aux fines herbes… merde aux amandes amères… je crois que je vais prendre de la merde à la noix de coco… »
-« Tu prendras ce qu’on te donnera… D’ailleurs toutes les merdes sont identiques… quel que soit l’assaisonnement… »
Mon grand-père donnait un ordre, d’un simple claquement de doigt, au patron de son restaurant à lui:
-« Donne-lui de la merde ordinaire !… il nous a suffisamment fait chier quand il était encore le chef… c’est normal qu’il mange ma merde… c’est logique en tout cas… »
Il ajoutait :
-« Allez magne-toi, petit con de patron de merde!...Trou du cul !... »
Et jamais cette expression n’avait été aussi judicieusement employée.