"Moi dit un homme, cent dieux de nom de bon dieu. Qu'on nous donne du vin, j'en peux plus ! J'en peux plus ! J'en peux plus ! Avec leur répartition, ils se foutent de moi. Je buvais mes six litres par jour, mes quatre apéros, et mon verre de fine après le camembert. J'étais solide comme le Pont Neuf ! Jamais un jour de maladie et toujours là pour le travail, j'ai cinquante quatre ans et plus bon à rien. J'ai lâché mon métier de plombier. Forcément j'ai les jambes qui grelottent, regardez mes mains, je sucre les fraises, j'ai les jambes qui grelottent, elles pèsent comme du plomb, et vous ça va ? Solide comme le Pont Neuf, oui je me portais. Comme le Pont Neuf. En supprimant le vin vous détruisez l'homme. Je sens que j'ai le feu dans l'intérieur. Un litre de vin ! Assassins ! Ma femme, elle touche aussi son litre, elle boit tout. Elle me laisse rien.
Mon gamin, qui va sur ses treize ans, il ne touche rien, lui… un gamin qu'on avait soigné jamais le vin lui avait manqué. A l'âge de trois ans, il avalait déjà son verre de rouge à tous les repas. On l'habituait petit à petit. Assez c'est bien, mais trop c'est trop. A neuf ans, il buvait son litre par jour et bien souvent son litre et son litre et demi.. Comment voulez-vous qu'un enfant profite, quand il n'a plus de quoi..."
Marcel Aymé "Le Passe-muraille"
Remarques d'un pauvre professeur démuni de tant de logique...
Et d'abord on dit que l'alcool c'est fort, et donc ça doit donner des forces. Elémentaire mon cher Watson!
Et en plus c'est fort et ça se répand sur toute la famille. Sans distinction d'âge et on a la description précise d'une famille d'alcooliques. On notera la fierté du narrateur : elle s'exprime en termes d’ivrognerie : "mes six litres, mes quatre apéros, mon verre de fine », c'est un homme qui tient le coup, un vrai mâle. Et, en prime, il éprouve le besoin de proférer des maximes, et des règles de vie. Ce qui n'empêche pas un combat avec sa femme. Mais il rappelle des valeurs éducatives vis-à-vis de sa descendance. On peut sourire par rapport à l'emploi de certains mots. (« soigné », « jamais le vin lui avait manqué. ») Il est également fier de l'ivrognerie de son fils. On peut noter une certaine modération (« Assez c'est bien, mais trop c'est trop »).