A la manière de Marcel Proust
Quand Albertine fut repartie, (et j’entendais encore son pas régulier comme autant de petits coups feutrés frappés tout au fond de mon cœur, son pas que je reconnaissais bien avant qu’elle eût passé l’avenue Mozart, juste au moment ou elle abordait la petite brasserie qui s’ouvre en face (je la devinais je ne pouvais pas la voir puisque le marronnier me la cachait, mais il existait comme une sorte de connivence intime avec ce très petit paysage où l’on voyait toujours les mêmes pigeons venus guetter la même vieille femme qui leur portait des miettes de pain comme celles de la madeleine de tante Léonie, et je pensais toujours à Saint François d’Assises et je revoyais par une association d’images François lui-même tel qu’il apparaît dans les fresques attribuées à l’atelier de Giotto à Assise) de la fleuriste, celle-là même chez qui j’avais fait l’acquisition de ces violettes de Parme lors de notre premier rendez-vous, et à cette époque, qui me semble aujourd’hui perdue noyée à jamais au fond du Temps, Albertine n’était pas encore pour moi imprégnée de tous ces moments qui allaient nourrir plus tard une jalousie contre laquelle j’avais beau lutter) je me senti envahi par un sentiment étrangement douloureux comme si elle s’éloignait pour l’éternité, et je lui imaginais un sourire doucement ironique alors (c’est du moins ce que je croyais voir quand je plongeais au fond de ma mémoire) qu’elle se rendait chez le Baron où elle allait goûter à tous les plaisirs que procure le mensonge soigneusement étudié et mis au point par un de ces plans secrets dont les femmes ont le privilège et grâce auquel elles parviennent si bien à nous faire souffrir.