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11 février 2012 6 11 /02 /février /2012 08:58

 

Comment contrer Claude Guéant? Comment le renvoyer dans ses cordes? Comment répondre au Ministre de l'Intérieur selon qui "toutes les civilisations ne sont pas égales" ? Comment déconstruire une phrase dangereuse parce qu'elle accrédite le pire, mais aussi et surtout parce qu'il est stérile de la contester sans réfléchir?

Car, à tous ceux qui s'indignent légitimement de la sortie de Guéant, qui voient, à juste titre, dans cette phrase, un appel du pied de la droite républicaine aux électeurs du Front national, Guéant peut tranquillement répondre qu'on lui fait un procès d'intention, qu'il s'est contenté d'enfoncer une porte ouverte, et se donner le beau rôle ingrat du type qui dit la vérité face aux bons sentiments d'une gauche qu'un relativisme bien-pensant prive de regarder le monde en face.

"Toutes les civilisations ne sont pas égales, dit Guéant, celles qui défendent l'humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient... Celles qui défendent la liberté, l'égalité et la fraternité nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique." En d'autres termes: si vous contestez que toutes les civilisations ne sont pas égales, alors vous considérez que tout se vaut, que la Corée du Nord vaut l'Italie, que l'Apartheid vaut la République, que le pire vaut le meilleur, ce qui prouve 1) que vous ne connaissez pas le pire (on retrouve l'argument de la droite populaire contre la gauche des beaux quartiers qui méconnaît ce qu'elle dénonce) 2) qu'au nom de la tolérance, vous tolérez l'intolérance... ce qui est un prise de judo politique comparable à l'épisode de la règle d'or où la droite laissait à la gauche le choix d'être de droite ou d'être irresponsable.

Comment se défaire d'une telle prise? Comment échapper à l'alternative entre, d'un coté, une xénophobie d'Etat qui emprunte le chemin de l'évidence et des valeurs républicaines, et de l'autre un relativisme qui nie ses propres valeurs en acceptant les valeurs qui ne sont pas acceptables? Comment se sortir d'un tel piège sans faire de la morale (ce qui ne sert à rien) tandis que la droite en récupère les dividendes frontistes?

La première chose à ne pas faire, c'est de s'indigner. Comme toujours, l'indignation ne sert à rien. S'indigner, c'est tomber dans le panneau. S'indigner, c'est-à-dire crier plus fort que l'autre, est la meilleure façon de ne pas être entendu ou d'être accusé de regarder le monde avec les yeux d'un enfant de chœur. Celui qui s'indigne est aussi inutile que celui qui applaudit. De grâce, ne vous indignez pas. Laissez de coté votre bonne conscience et vos bons sentiments.

Que faire, donc? Ne pas juger, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre... Comprendre est le meilleur moyen de combattre efficacement. Et la phrase de Guéant n'est pas odieuse, mais stupide.
Si le propos du ministre de l'Intérieur est de dire qu'il y a des lieux où il fait meilleur vivre que d'autres (en particulier quand on est une femme), s'il entend dénoncer le fait que, dans certains pays, sous certaines latitudes, le fait d'être juif est un péché, le fait d'être femme un handicap et le fait d'être homosexuel un crime, bref, si Guéant veut dire qu'il vaut mieux vivre à New York plutôt qu'à Téhéran, alors il n'y a pas de problème. Tout le monde est d'accord. Et la droite a beau jeu de piéger la gauche sur le terrain du relativisme, en disant qu'être en désaccord avec cette phrase, c'est considérer, en dépit de l'évidence, que tout se vaut... Seulement voilà: il n'est pas nécessaire d'être relativiste pour contester cette phrase. Il suffit de lire Montaigne et, entre autres, le chapitre 31 du premier Livre des Essais, le fameux chapitre sur "les cannibales".

C'est le chapitre des Essais dont on parle le plus et qu'on lit le moins, le chapitre dont on se sert, en général, pour dénoncer les limites du relativisme de Montaigne puisque l'auteur s'y refuse, croit-on, à dénoncer les cannibales, et pousse son scepticisme jusqu'à dire que tout se vaut. Or, ce n'est pas du tout le cas. Que dit Montaigne dans ce chapitre? Non seulement il ne met pas les occidentaux et les cannibales sur le même plan, mais il va même jusqu'à dire qu'en toute rigueur, il lui semble moins absurde de brûler quelqu'un pour le manger, que de brûler quelqu'un parce qu'il ne croit pas au même Dieu. Autrement dit, l'absence de certitudes qui caractérise la pensée de Montaigne ne l'empêche pas de juger. Au contraire: "Il y a plus de barbarie, dit-il, à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par des tortures et des supplices un corps ayant encore toute sa sensibilité, à le faire rôtir petit à petit, à le faire mordre et tuer par les chiens et les pourceaux (comme nous l'avons lu et vu sous prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et le manger après qu'il est trépassé."

Si on transpose Montaigne au débat d'aujourd'hui, qu'est-ce que ça donne ?

  1. Rien ne me donne le droit de considérer (à mon profit, comme le fait Guéant) que toutes les civilisations ne sont pas égales.

  2. Cela ne m'interdit pas, au contraire, de juger les pratiques, les usages, voire les lois qui portent atteinte à la dignité de l'homme.

  3. Contester que toutes les civilisations ne sont pas égales, ce n'est pas s'interdire de juger, mais c'est refuser de confondre une civilisation (c'est-à-dire une histoire et une littérature) avec une situation donnée dans le temps. En d'autres termes, de même qu'on n'a pas besoin de savoir ce qu'est la beauté pour savoir ce qui est beau, de même qu'il est inutile de savoir ce qu'est le Bien pour sentir qu'il est mal de pratiquer la torture, nous n'avons aucun besoin d'invoquer les valeurs de l'Occident ou bien le choc des civilisations pour combattre les impuissants qui mettent des cages sur la tête des femmes. Le mot de "civilisation" est parfaitement inopportun là où un scepticisme mitigé par le bon sens suffit à garder les pieds sur terre.

A partir de là, tout s'inverse: Guéant reproche à la gauche d'être en contradiction avec elle-même puisqu'au nom de la tolérance, elle tolère l'intolérable? Mais c'est lui qui se contredit puisqu'en considérant que notre civilisation est supérieure parce qu'elle est égalitaire, il tient un discours inégalitaire au nom de l'égalité.

Guéant reproche à la gauche de tolérer l'intolérable et de justifier le racisme en considérant que tout se vaut, mais c'est lui qui justifie le racisme en essentialisant les différences, en désignant comme un fait de "civilisation" ce qui relève de situations historiquement et géographiquement déterminées.
Guéant se présente comme le défenseur du réel contre l'irréalisme moral d'une gauche bien-pensante, mais c'est lui qui rêve en éternisant son propos, et en donnant au combat contre l'injustice les contours d'un choc des civilisations.

Enfin, Guéant joue sur les mots: en parlant de "civilisation", il confond délibérément une société donnée et une valeur en soi (le fait d'appartenir à telle ou telle civilisation et le fait d'être -ou non- civilisé, c'est-à-dire tolérant), ce qui lui permet d'ethniciser les valeurs universelles. Alors qu'en fait, c'est beaucoup plus simple que ça: dans toute "civilisation", c'est-à-dire dans toute communauté humaine que réunissent une histoire et une littérature communes, il y a des gens qui sont civilisés et d'autres qui ne le sont pas. Il y a des gens dignes et des salauds qui donnent à la haine qui les inspire la couleur locale des coutumes en place. Quand les salauds sont au pouvoir, ce n'est pas la civilisation qui est en cause. Car le véritable critère de la civilisation, sinon le seul, c'est l'aptitude (introuvable chez Claude Guéant) à ne pas mettre les deux dans le même sac.

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commentaires

O
Être philosophe n'empêche pas d'être clair, net et précis. Raphaël Enthoven, que j'ai le plaisir de lire su ce blog, le démontre fort bien. Je n'ai pas aimé une seule chose : lire que l'indignation<br /> ne sert à rien. Il faut pourtant reconnaître que celle à l'origine du printemps arabe paraît acculer les pays Indignés à une impasse... OLE
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