Réunion de bureau
Pour les convocations, les choses sont facilitées par le petit nombre des participants et la localisation géographique des membres de l'association. Le quorum, c'est pareil, est vite atteint. A trois, on est complets. A deux, c'est théoriquement viable, mais c'est emmerdant. On est à 66, 666666 %, c'est conforme aux statuts mais si c'est l'Eugène qui manque, la réunion sert à rien. S'il envoie un pouvoir, c'est carrément idiot.
Ca nous fera pas un témoignage circonstancié sur les découvertes qu'il a pu faire, au cours de sa mission.
Alors on attend, fébriles.
Fiévreux.
Frissonnants?
J'irai pas jusque là.
On attend et on s'emmerde plutôt. Arnesse attrape des mouches, d'un geste élégant je dois dire, en lançant une main ouverte, qu'il referme au dernier moment. C'est très fort. Assez amusant à regarder, au début. Il y en a qui regardent Roland Garros, d'autres le PSG, d'autres le 100 mètres plat. Chacun ses goûts.
(Je rigole parce que je pense au type qui s'intéresse au 100 mètres plat. Il attend ça toute la semaine. Le samedi, il tient plus. Le dimanche, une angoisse le saisit dès l'aube: le 100 mètres plat, qui c'est qui va le gagner? A midi, il bouffe pas, se ronge les ongles d'une main. A trois heures il a les fièvres. Il allume la télé... Enfin le départ... il vient de finir sa kronenbourg, alors forcément il est en train de la pisser... il se rebraguette, dernière goutte... trop tard! Ca dure dix secondes, le 100 mètres plat... et le voilà qui chiale, le sportif, que sa semaine est foutue, que puisque c'est comme ça, il fera la gueule à son patron, il ira pas chez la grosse cousine Germaine, avec les gosses, dimanche prochain... il se révolte, le mec, il faut le comprendre. Dix secondes, il vivait pour ça, que pour ces dix secondes là...bon on retourne en dehors de la parenthèse voir s'il arrive, le colonial des îles?).
Il arrive pas.
C'est pas grave, on va continuer avec les mouches. Vous savez, faut pas trop être étonné, rapport à l'habileté de Arnesse. Non, je vous vois très impressionnés, un peu sur le cul, quoi. Béats d'admiration... avouez...
Il y a vraiment pas de quoi ! D'abord, un maniaque qui passe son temps à attraper des mouches, et qui les mange même pas, qui les accroche pas à un hameçon, qui leur arrache pas les pattes, c'est pas un gars qu'a beaucoup de suite dans les idées...
Ensuite, attraper des mouches dans la Creuse, c'est pas un exploit. Ce qui serait très fort, c'est de lancer la main en avant, de la refermer un coup sec, et de NE PAS en attraper. Voilà l'exploit : les éviter. Parce que des mouches, dans la Creuse, c'est par nuées que ça se déplace. Ca forme des nuages entiers, menaçants. Orageux. Des gros cumulo-nimbus de mouches creusoises, au-dessus du département tout entier!
Quand il a écrit "Les Mouches", Jean-Paul Sartre, qui connaissait bien la Creuse, il est venu les observer à Chardonzeix-le-Bouzat, exactement. Il a fait le voyage de Paris, exprès, en pleine Occupe, pour avoir la qualité, les détails morphologiques exacts... Jean-Paul Sartre, vous l'avez déjà oublié ? Ah ça c'est terrible... voilà un gars qui se magne le fion pour revenir du stalag quatre ans avant les autres, et qui y parvient, en plus, à force de rédiger du courrier auprès des gens bien placés, et qui écrit des pièces qui parlent des mouches, et on est dans la Creuse et vous l'avez oublié ! Attention, j'ai dit au début, aucune oeuvre d'art n'est consacrée qu'aux mouches, je maintiens. Sartre, il parle pas que des insectes, dans les "Mouches". Il aborde aussi d'autres problèmes ! bon, j'y reviens, dans la Creuse, on n'y fait même plus gaffe, elles sont vaccinées contre tous les insecticides. Ah on les entend les mouches voler. C'est le contraire des ministres, eux, on les entend pas.
Peut-être que je vous ennuie avec ce sujet subalterne? un peu léger? à l'écart des grandes questions métaphysiques?
Bon, j'arrête et voyez comme ça tombe bien, je crois qu'il arrive, l'Eugène. Je sens comme un parfum de vanille, j'entends comme une chanson des îles...Oui, c'est lui, le planteur de café, l'homme aux vastes haciendas...Ecoutez-le...
Il était sour lé haut plateau
Ouna gonzesse aux gros nichons
Qui sé lévait touiours très tôt
Pour donner la soupe aux cochons
Refrain
On l'appelait nichonina
Ca loui fésait ni chaud ni froid
Ni cho
Ni na
Ca alors, il a pas mis longtemps à s'imprégner de la culture sud-américaine. Ni de la versification française. C'est même assez joli, son petit couplet des îles...trouvez pas?
Il était sour lé bas plateau
Ouna salopa dé gonzesse
Qui sé couchait touiours su'l'dos
Pendant qu'on loui grattait lé fesses
Refrain ?.... refrain...
On l'appelait la Fessinna
Ca loui fésait ni chaud ni froid
Ni chaud
Ni na....
Finalement, c'est pas si mal, j'en ai entendu des pires en tout cas. Au Printemps de Bourges, notamment... Il a bien pris le rythme. On sent qu'il a le tempo, les thèmes des pays chauds, sans vulgarité, juste un peu érotique, mais il en faut, surtout pour les réunions du bureau, sinon on va se faire chier... Chut, le voilà...
- Allons l'Ugène, cré nom, y avions-t-y du nouveau censément?...
- Mossieu le Directeur, j'eusse préféré que l'on usât du beau langage, sinon il faut que je m'y remettasse aussi sec, et ça exige de l'effort d'intellect et du boulot dans le subconscient...
- Parlez comme vous voulez, vieil afficionado des pampas... mais prenez place autour de cette table et rendons compte des événements marquants de la journée...
Et nous voilà assis dans nos fauteuils à bascule, le cigare à la main, l'intelligence aux aguets, l'oreille à l'écoute. L'Eugène a quelque chose à dire.
- Déclarons la séance ouverte, en présence du quorum et des pouvoirs...
- Puis-je m'informer pour que vous me répondussiez qui c'est exactement le quorum de nous trois, parce que je dois dire, si je suis dans la piau d'un coloniau, j'tiens point à passer pour un bargeaudeau, mes petits péones...
Il est formidable ! Il s'identifie tellement au personnage qu'il en devient susceptible...
- Façon de parler le langage administratif, sinon vos déclarations sont point légales... que vites-vous, coloniau?
Un silence, mais bref, et qu'on sent lourd de réflexion.
- J'ai rien vu, j'ai rien entendu, mais j'ai sentu...
- Sentu quoi l'Ugène?...
- Sentu Mlle Nichonina... je l'ai sentue et ressentue... et c'est sucepet...
- Alors là vous me surprenez, l'Ugène, Mlle Nichonina, comme tout notre personnel féminin, est parfaitement exempte de toute odeur suspecte... Elle dispose d'une gamme de produits, très chers d'ailleurs, qui lui permettent d'éviter les émanations désagréables...
Là, il faut que j'intervienne:
- Quand vous dites c'est sucepet... est-ce que vous ne voulez pas plutôt dire suspect?...
- J'ai senti sucepet, mais j'écrirais plutôt suspect...
- Alors parlez comme vous écrivez et non l'inverse, je sens moi aussi qu'une piste se dessine... pourquoi, donc, est-ce suspect ?... Quels sont les indices qui vous permettent d'affirmer aussi péremptoirement, que la belle Mlle Nichonina n'est pas un personnage d'une aussi parfaite innocence que son aspect physique le laisserait supposer ?
- Je comprends la phrase en gros... Mlle Nichonina s'est montrée envers et contre moi d'une familiarisation excessivement pas habituelle... Alle était pâmée... alle se laissait aller cré vingt diou, à des gestes déplacés aux environs de mon corps humain cré diou ! dans ce qu'il a de plus sensible aux mains de femmes, la garçaille !... j'ai crute, un moument donné, excusez si je continue en patouès d'cheu nous, qu'alle allait m'arceler le sexuel et tout le toutim... j'avions prévu hûreusement, la braguette à cadenâs fabriquée par le maréchal de Marouillat... sinon j'y passions... j'trahissions l'Arnestine, mes gâs, c'est coume ça, la chair est faibe, mainme si qu'y reste surtoût que de l'os...
Ce long discours produisit sur nous une forte impression par son aspect littéraire, mais nous ne voyions rien d'étonnant dans cette attitude de Nichonina, sinon qu'elle manifestait une conscience professionnelle tout à fait courante chez les employées sexuelles de niveau bac+8... C'est alors qu'il ajouta:
- L'a pas fait que ça... l' fait illusion à l'enlèvement des aut' vieux, je sais qu'y sont pas tous intéressants, ces vieux porcs, mais cré nom, elle sait queuque chouse en par là-dessus qu'est n'important et je pèse mes mots, Messieurs je suis un houme des hauts plateaux ousqu'on n'a qu'une parole sinon c'est la révoluzione et les pistoleros dans lé trou dou cou !
Il s'est levé, très digne.
- Pour aujourd'hui, yé n'en dirai pas plou... yé continoue mes z'observazionnès... Badine, Chapiota, Pochetta, yé rétourne illico al trabador... signors, mes houmages...
Et le voilà qui disparaît, après avoir franchi la porte du bureau directorial, au milieu des buissons aux noms latins, parmi l'étonnante avifaune de cette superbe région à la fois centrale et massive.
Inutile de dire que Arnesse et moi-même disposons maintenant d'éléments suffisants pour nous occuper l'esprit et raisonner clairement, selon la méthode cartésienne.
Parce qu'avec le vieux bilingue, c'est pas toujours facile, je sais pas si vous avez tout compris mais souvent il faut d'abord traduire, le raisonnement n'est pas cohérent, les remarques sont vagues, sans intérêt la plupart du temps et en plus il laisse pas le temps de dialoguer efficacement.