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15 décembre 2012 6 15 /12 /décembre /2012 10:18

Les gars de la Bouzarde

Nous voilà donc tous les trois réunis, Arnesse, le Père Eugène retrouvé et votre serviteur. Et forcément c'est une scène émouvante, Arnesse, tout à la joie d'avoir récupéré son livret A qu'il croyait perdu pour la vie, se jette sur l'Eugène, l'entoure de ses deux bras musclés, l'autre se débat, il a rien compris à cette effusion:

- Arrête les infusions mon gars, j'seus pas de retour de la nuit des pédés, bas les pattes...

Il y a un mot qu'il a mal compris, Eugène, et il s'est mépris sur le sens de la gestuelle de mon vieil ami. Ca s'arrange, pourtant:

- Je suis content de vous revoir, je vous croyais capturé... comme les autres...

- Y sont pas près de me capter, gars ! Ils connaissent pas l'Eugène, né natif de la Bouzarde... on est des rudes gars à la Bouzarde. Tu connais point le diqueton?

- Non, j'en connais quelques uns mais je ne crois pas avoir ouï parler de celui-là...

- Eh ben le v'là coume je le disions tout net :

 «  Les gars de la Bouzarde

 Y l'ont pas la bite qui s'lézarde! »

 (Je prie le lecteur convenable, bien éduqué, d’excuser cette insistance sur le mot « bite », mais je suis sociologue, historien des mœurs, on ne peut pas trahir cette corporation d’élite !)

 Il rigole, Eugène. Plié en deux, il est. Pas en quatre, pour se plier en quatre, il faut être très souple, c'est réservé à la jeunesse. Seulement moi, c'est pas les proverbes qui m'intéressent, c'est un petit détail : "comme les autres" suivi de la réponse d'Eugène. Ainsi, notre noble ancêtre, farouche défenseur de Verdun face aux hordes teutonnes, sait que des vieux disparaissent de l'Etablissement où il réside et il n'en éprouve aucune inquiétude ! Ah ces anciens combattants, c'est pas des poules mouillées ! Peur de rien. Forcément les obus leur ont sifflé autour des oreilles, les shrapnels ont plu sur leur casque, toute la quincaillerie à Krupp a pas suffi à leur rabattre le caquet ! Alors, deux trois peigne zizis qui viennent récupérer des anciens dont tout le monde se fout, ça les impressionne pas. Même si c'est des voisins. Eugène, y a que l'Ernestine qui compte pour lui:

- Ah qu'y touchent pas un cheveu à l'Arnestine, sinon ils s'en mordront la pine!

Toujours ces dictons pittoresques, qui émaillent les conversations les plus banales.

- Mais finissons d'entrer, dit fort poliment Arnesse, en nous poussant sous le portail, dont le digicode ressemble au tableau de bord du Concorde.

Nous voilà donc dans la cour d'honneur. Je sais pas d'ailleurs en quel honneur elle s'appelle la cour d'honneur, ni même ce que c'est exactement une cour d'honneur, surtout dans un établissement destiné au parcage des vieux. Y a-t-il des cours de déshonneur ? Mystère, comme dit ma cousine Georgette qu'est pâtissière à Chambon sur Lignon.

 Cette cour est fort belle.

 Pour une cour.

 Elle est entourée de hauts murs et de hauts bâtiments qui la limitent, et, par cet habile stratagème, la renferment sur elle-même. Disons que la comparaison avec une caserne ne serait pas une approximation trop vague.

 Ce serait même assez précis. Un casernement, voilà ce qu'est l'Eternel Repos. C'est encore ce qu'on a trouvé de mieux pour retenir des êtres humains dans des enclos dont ils ne comprennent pas toujours qu'ils sont là pour faire leur bonheur.

 Après la cour d'honneur, on pénètre vraiment dans le parc à vieux. Des squares sont aménagés grâce à la plantation d'arbustes aux noms latins, mais les vieux s'en foutent, ils s'intéressent même pas au latin!

Ah c'est bien la peine de leur bichonner des espaces verts!... et des cours du soir… Qu'on a fait venir des gars du métier exprès, des bac+2, des bac+4, des fois des bac+15, comme le type qu'on voit là-bas avec le tuyau d'arrosage, qu'est titulaire de trois DEA de Sciences de l'Aménagement des Espaces Verts, plus un Doctorat en plantation de bégonias nains, et qui sait les arroser, les squares de vieux, c'est sûr ! Faut voir comme il le tient, le jet !... Une élégance, une maîtrise de l'outil... c'est pas difficile, il renouvelle l'art d'arroser... ça peut s'apprendre qu'aux écoles, des gestes comme ça.

C'est pas à Tripatouillat-sur-la-Ch'touille, dans le canton de Cornufleix qu'ils sauraient faire ça d'eux-mêmes!

Eh bien, c'est malheureux, les espaces verts, les vieux s'en foutent absolument !… complètement, j'allais dire résolument. On leur a installé des bancs, pour qu'ils passent leur vie dessus, tranquillement, sans faire chier les autres, ils s'en foutent aussi!...

- On se demande à quoi ils ont la tête, me dit Arnesse. Même les toilettes pour handicapés, avec les deux poignées pour s'agripper, ça les intéresse pas ! ils y restent dix minutes et puis ils se taillent, les bretelles pendantes... tiens je te fais visiter...

On a laissé l'Eugène vaquer à ses occupations, qui consistent essentiellement à butiner l'Ernestine, ça fait de mal à personne.

- Viens voir un peu le schéma directeur de l'établissement... regarde. Toutes les chambres sont au premier étage. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont équipées de barreaux.

On a rencontré deux octos, qui jouaient aux osselets sur un banc, trois nonas retombés en enfance, qui lançaient des billes :

- C'est fini la récré, j'vons n'fait nous engueuler par el' maître...

- J' te dis que non, cré nom dé diou c'est jeudi mon yeu...

- A c't'heure j'vons aller z'au catéchisse...

Arnesse me lance un regard qu'on plisse (ou complice?... les deux à la fois?):

- Y en a quatre dans le bac à sable ! Avec des pelles et des seaux tout neufs... une subvention de la DASS....

Nous montons maintenant l'escalier, je dis l'escalier, mais c'est un plan incliné à 5% en réalité, comme ça les vieux, ils voient pas qu'il y a des marches et ça leur fait pas mal aux jointures. La fatigue c'est souvent psychologique.

- "C'est même psychosomatique", m'a confié la fille à Gaston, qui en est à Bac+16, en Psychologie du Sénescent, et qui commence à lire couramment.

- Ils s'aperçoivent pas qu'ils montent. Sauf ceux qui sont dans les chariots, il faut passer la première... et puis c'est en sens unique!... tiens, regarde-moi la salle de télé.

 Alors là, je suis étonné!... Etymologiquement étonné!... Frappé comme de la foudre!!!

Imaginez. Vous affolez pas, c'est facile à imaginer. Une immense salle tout en longueur, disons cinquante mètres et n'en parlons plus. Un fauteuil tous les deux mètres. En face un téléviseur. Les vieux leur sont reliés par des fils, ils ont un casque sur le crâne. Y a même une télé en braille pour les non voyants. Un vieux, un peu lubrique, tripote l'écran, il retire vite la main :

- C'est Danièle Gilbert!...

Il croyait avoir reconnu Sophie Marceau, à l'oreille. Une infirmière lui vient en aide:

- Z'êtes trompés de chaîne, l'Ancien!...

- Et ta chaîne à toi, ma grousse salope... a l'est bin poilue...

- Allons, enlevez-moi vos grosses pattes pleines de vermicelle... sinon demain je prends une culotte...

Le vieux a compris la punition.

 Arnesse m'explique :

- C'est des nanas qui sont spécialisées... des Bac+9 pour la plupart... DEA et tout le toutim... surtout le toutim... C'est avec leur toutim qu'elles les calment... Elles sont nues sous leur blouse, évidemment, comme toutes les autres infirmières... mais en plus, on a un spécialiste en communication, un bac+8, il a saisi tout de suite la spécificité du métier.

- Faut leur donner une nouvelle identité à ces filles.. .le vrai prénom, ça resitue dans le vécu du quotidien usuel et ça provoque des troubles psychomoteurs avec lésions irréversibles.

- C'est grave?...

- Il s'ensuit une apathie autistique circonvoisine de l'anorexie mentale, avec perte progressive de l'appétit... pratiquement, le vieux se néglige, crache au sol, renifle, se racle la gorge et refuse de fermer sa braguette... Il faut agir en souplesse, sur la psychologie du vieillard, qui n'a rien à voir avec l'être humain... il faut le faire phantasmer un max, le dab, qu'il sorte plus bite au vent, c'est des coups à s'enrhumer le plexus, avec les joyeuses qui s'attristent et qui pendent jusqu'aux genoux...

Son spécialiste, il est très instruit, mais comme bac+8 ça nourrit plus son homme, il travaille également à l'INA, à la restauration des films anciens. En ce moment il est dans Lautner et Michel Audiard, d'où ce langage typé, peu académique.

 Arnesse, alors, appelle une fille :

- Nichonina, s'il vous plaît, l'pé Gustave est-il encore attaché sur sa chaise ?

Une jeune bac+12 ondule, la poitrine avantageuse :

- Je vais le détacher pour la promenade du matin, Monsieur le Directeur...

- Est-ce que Nombrila est arrivée?...

- Oui, Monsieur le Directeur, elle est avec Clitorissa, elle s'occupe des deux vieux cochons de Couillardon-le-Magneux, vous savez les deux séminaristes que vous avez connus en Maison...

- C'est très bien, les filles, continuons notre oeuvre sociale et humanitaire.

 Et nous poursuivons la visite. Nous voici dans la salle de jeux ... tennis de table.

- On réalise ici une belle économie...pas de raquettes, pas de balles... ils arrivent pas à les attraper...

J'aperçois six vieux attachés à des fauteuils ma foi fort confortables....

- Et ceux là, ils sont punis?

- Non ! exposition de centenaires... que des volontaires... la télé vient les filmer... ils veulent pas lâcher leur tour, surtout le petit, là, il a peur qu'on le voie pas, à l'écran... je lui ai conseillé d'enlever la casquette... il veut pas... il dit qu'on verra qu'il est chauve... il pense que ça fera mauvais effet si sa belle soeur le voit sur l'écran... J'ai beau lui dire que sa belle soeur est au royaume des ombres depuis 1972, il s'obstine :

- De toute façon, si elle est dans un royaume, c'est le Royaume des Carnes...

Il dit ça, parce qu'il n'a jamais pu coucher avec, sa belle soeur... ce qui est vexant, c'est qu'il est le seul dans ce cas, dans un rayon de 25km autour de son village...

Je lui fais observer qu'il est fatigué :

- Ouais... et il est troisième sur la liste, si FR3 vient pas trois fois avant l'hiver, il y passera pas, aux régionales, casquette ou pas... Regarde comme il s'enfonce malgré les harnais qui le retiennent aux épaules...

 Et effectivement, il s'enfonce, le centenaire, il se laisse aller. J'essaie de le réconforter :

- Allons grand père, courage, un peu de nerf, le record est pas loin, les caméras sont en place.

 Mais il m'écoute pas :

- Tu finiras bin par y passer, à la câsserole, à ma câsserole à moué non dé diou d'cré nom...

Mais il dit ça très faiblement, peut-être même vous avez pas entendu. (Si c'est le cas relisez la phrase qui précède... vous voyez, je raconte pas des conneries!)

Et précisément, cette scène pittoresque nous sert de transition car Arnesse annonce fièrement en faisant coulisser une porte aux magnifiques peintures représentant des anges qui tournoient dans le beau ciel pur :

- Et maintenant l'amphithéâtre...

En fait c'est une pièce comme les autres.

 Mais si on disait "morgue", les vieux se méfieraient. Amphithéâtre, ils croient qu'ils sont étudiants pour ceux qui ont bac+4, c'est à dire à peu près tout le monde depuis que le Ministère a décrété que le Bac serait acquis d'autorité pour tous ceux qui ont au moins 12 de QI. Les autres, ceux qui signent d'une croix, même catholique, et qui n'ont donc que le Bac simple, sans le signe +, croient qu'ils vont à une représentation théâtrale spécialement organisée pour le troisième âge. Tout le monde y trouve son compte.

Mais Arnesse m'appelle, urgemment:

- On s'attarde pas. Il faut que tu passes au chapitre suivant. C'est important.

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commentaires

O
Ben dis-donc, Cher Roll, toujours en verve et le verbe un tantinet grivois... Non ? Je n'avais même plus une minute à consacrer au blog de la chère Élizabeth tant la mise en forme de mon prochain<br /> roman bouffait mon temps libre. Ouf ! Ça fait du bien de revenir vous lire. Amitiés à tous et à plus. OLE
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