Pour Le Saut de l’ange (1971), il se fait virer de Marseille – parce que le film parle d’un scandale immobilier – et de Nice – à cause d’un personnage ressemblant un peu trop à Jacques Médecin… Pour L’Attentat (1972), sur l’affaire Ben Barka, il est interdit de tournage dans tous les lieux publics… Pour RAS (1973), sur la guerre d’Algérie, l’armée essaie par tous les moyens d’empêcher le tournage, des bobines disparaissent, des scènes sont coupées par la censure, des grenades sont lancées dans les cinémas… Pour Dupont Lajoie (1974), violent pamphlet antiraciste, les fachos du groupe Charles Martel attaquent l’équipe, un des acteurs maghrébin, est laissé pour mort dans une rue de Toulon, avec un chargeur de 7.65 dans le ventre, le Quai d’Orsay fait interdire la projection dans les festivals et les centres culturels étrangers… Yves Boisset aime les sujets « chauds », ceux qui dévoilent les turpitudes politiques et sociales et les dérives des institutions. Ce qui lui a valu, et lui vaut toujous, une carrière placée sous le signe des ennuis.
Charlie Hebdo : En plus de trente ans de carrière, pratiquement pas un seul de vos tournages ne s’est déroulé sans complications : censure, menaces, attentats, pressions diverses. Ce n’est pas un peu pesant, à la longue ?
Yves Boisset : C’est un choix. On ne peut pas pleurnicher, parce qu’on sait à peu près ce qu’on risque quand on choisit de traiter tel ou tel sujet. Des salades, effectivement, j’en ai eu presque à chaque film.
Ça a commencé en 1970 avec Un condé. Le film a été interdit totalement pendant plus de six mois, il y a eu douze minutes de coupées et une scène entièrement retournée : un interrogatoire de police particulièrement musclé. Cela dit, grâce à cette interdiction, le film a eu un succès qu’il n’aurait sans doute pas eu autrement. M. Marcellin était un exécrable ministre de l’Intérieur, mais c’était un excellent agent de presse.
Le cas le plus célèbre reste celui du Juge Fayard, dit « le Sheriff », sur l’assassinat du juge Renaud, avec les fameux « bip » remplaçant le mot SAC.
Là encore, la censure s’est complètement retournée : dans les salles, à chaque bip, les gens gueulaient « SAC ! ». Mais ça n’a pas empêché les emmerdements. Un soir, des mecs me sont tombés dessus en bas de chez moi, m’ont cassé le nez, entre autres. Ma bagnole, qui était rangée sur le trottoir, était entièrement défoncée à coups de masse, toutes les vitres explosées, sauf celle du conducteur, sur laquelle ils avaient marqué « bip-bip ». Je passe sur les menaces téléphoniques sur mes enfants…
Mais le plus drôle, c’est quand il y a eu la commission d’enquête parlementaire, et qu’on m’a demandé de venir témoigner sur ce que je savais du SAC. On vient me chercher avec deux voitures blindées pleines de flics, on m’amène toutes sirènes hurlantes à l’Assemblée nationale, on me fait entrer par les souterrains, encadré par des types avec fusil à pompe. Pendant une heure et demie, on me pousse au crime, on veut me faire dire des choses que j’ignore. Et, à la fin, on me dit : « Merci, monsieur, vous avez été très courageux… » Et on me lâche dans la rue, à pied. Je suis rentré en métro chez moi.
Vous vous êtes souvent frotté à l’armée. La dernière fois, c’était pour L’Affaire Dreyfus.
Le film a pu se tourner grâce à François Léotard, qui a été vachement bien sur ce coup-là – et on ne peut pas dire que j’ai beaucoup de tendresse pour ce garçon. Il nous a ouvert l’École militaire et le mont Valérien, contre l’avis de la totalité de l’état-major, y compris les socialistes. Quand je suis allé à l’École militaire, le général commandant l’établissement m’a convoqué dans son bureau, et m’a dit : « Je suis militaire depuis trente-cinq ans, et jamais je n’ai reçu un ordre aussi honteux. Vous n’aurez pas un homme, un bouton de guêtre, un fusil, au-delà des ordres écrits et spécifiques ! » Et il termine en me disant : «Monsieur, est-ce que vous pouvez me soutenir, les yeux dans les yeux, que vous pensez une seconde que le Juif était innocent ? » Ça se passait quand même en 1994…