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23 juin 2012 6 23 /06 /juin /2012 10:10

5 juillet 1942 (toute la sainte journée)

 Le 5 juillet 1942, c’est très loin dans le temps. C’est tout au fond du temps, là où on distingue à peine les choses.

 Encore plus loin que ça…

 Aujourd’hui, on dit souvent que c’est dans « la nuit des temps ». Mais dans ce cas précis, on exagère, c’est une simple date. Une date importante. Un peu ancienne seulement.

 Mais, moins d’un siècle, c’est trop court pour parler de  « nuit des temps ». On peut quand même se poser quelques questions.

(Si cette histoire de nuit vous intéresse, vous avez sûrement lu « Le sexe et l’effroi » et « La nuit sexuelle », de Pascal Quignard. Je rappelle aux ignorants que Pascal Quignard était un membre fondateur du Mouvement du 22 Mars, qui prépara mai 68. )

Parmi les personnes qui ont vécu cette journée du 5 juillet 1942, combien sont encore vivantes ?

J’étais âgé de 2 ans et 41 jours et j’en ai gardé la mémoire.

 Ce jour-là est donc historique. Surtout pour moi.

 C’est de l’Histoire de France en modèle réduit.

Toute l’Histoire est ainsi faite : des petits morceaux ajustés les uns à côté des autres.

  Mais je ne savais pas le dire de cette façon. (Je parle du modèle réduit. On avait un prof de sciences naturelles qui prononçait tous les « e » en « i ». Il disait « modèle riduit ».

Ca nous amusait, ses conneries. On disait que s’il portait un manteau avec des poches aussi grandes, c’est parce qu’il y faisait tenir une bouteille de vin rouge. Il avait souffert du rationnement sous l’occupation, alors il se rattrapait, comme beaucoup d’autres.)

  A l’époque j’étais déjà plutôt doué pour le style, mais je n’avais pas suffisamment de métier.

Et puis, surtout je ne savais pas vraiment écrire.

 Les faits d’abord : dans un bourg de 380 habitants selon le Calendrier des Postes, les habitants avaient organisé un spectacle. Ils l’avaient entièrement imaginé et la représentation avait lieu l’après-midi. L’entrée était payante. Ca se passait dans une grange, un peu comme la Cartoucherie de Vincennes. Mais sans Ariane Mnouchkine, c’est pas des noms qu’on connaissait dans la région.

 Les acteurs, les auteurs de la pièce n’étaient pas rétribués. Il s’agissait en fait de collecter de l’argent pour envoyer des colis aux prisonniers.

 C’est difficile, la mémoire.

 On ne disait pas « collecter ». « Recueillir » ? Ca ne sonne pas juste non plus. « Ramasser » ?

 Avec quoi ? Avec une pelle, comme faisait Prévert quand il ramassait les feuilles mortes devant sa porte?

 Ou comme on ramasse maintenant les enfants niais que l’on enferme à l’école, puisqu’on dit « le ramassage scolaire ».

Et puis on ne disait pas l’argent, mais les « sous », en 1942.

 Même que les pièces de cent sous avaient un trou au milieu.

On disait des « sous percés ». Je m’en souviens, maintenant.

 A la campagne on savait encore faucher à la faucille, battre au fléau, assommer sa femme avec une pelle ! On s’entraînait pour les grandes actions héroïques qui arrivaient à toute allure !

A l’époque, on était astucieux.

 Bien plus qu’aujourd’hui.

 Si je dis : « le prix de l’entrée devait servir à envoyer des colis aux prisonniers », c’est moins mal. Ces colis, on les confectionnait ? Non, on les fabriquait. On les rafistolait. On les bricolait. On bricolait tout, à l’époque. On remplaçait les chambres à air des roues de vélo par de la paille. Les racistes les transformaient en chambres à gaz ! On bouchait les trous des murs des maisons avec des bottes de fourrage. On ravaudait les chaussettes. Avec un dé et une aiguille.

 On ne laissait rien perdre. Et on ajoutait, parce qu’on était patriote :

 « Toujours ça que les Boches ils auront pas ! »

 Quand on avait fini de manger, on passait sa main sur la table et on récupérait les miettes pour la soupe aux cochons.

 Ah non les Boches ne viendraient pas nous bouffer nos miettes.

 J’ai dit la soupe aux cochons. J’aurais pu dire la soupe aux hommes, c’est pareil.

 Les colis, on les envoyait par la poste en tout cas. Enfin par le facteur. Le facteur disposait d’un calendrier, pour éviter de confondre les jours. Il les inscrivait minutieusement, pour le cas où il aurait oublié le temps.

 Et il inscrivait aussi les femmes qu’il avait baisées durant la journée. Sur la table de la cuisine généralement… Il les marquait d’une petite étoile, pour pas les confondre. C’était son guide Michelin à lui.

A la campagne, à cette époque-là, les femmes étaient toutes identiques. Et c’était très difficile de les distinguer.

Surtout l’été, quand le soleil tapait fort, et qu’elles faisaient la sieste à l’abri des meules de paille. Beaucoup d’hommes se trompaient de femme d’ailleurs.

  Certains facteurs comptaient même les litres de rouge.

En fin de tournée, le facteur était en effet très chargé. Très rouge. On disait : « Rouge de figure », je me souviens bien de l’expression.

 Les lettres, il en faisait ce qu’il voulait. On pensait que ça arrivait, et c’était souvent le cas. Ca suffisait.

 A l’époque.

  Et ces prisonniers ? On aurait dû dire des « otages » ? Non, c’est trop nouveau. Et puis ça fait pleurnichard, poule mouillée.

 Pas des détenus, ça fait voyou ! Mauvais genre. Ces prisonniers ne sont pas dans une prison. Ils n’ont commis aucun acte répréhensible, sauf d’obéir aux ordres et de massacrer quelques ennemis, mais à la régulière.

C’est déjà pas mal, comme saloperie !

 

Coutumes des temps de guerre  (1er août 1914 mais ça avait commencé avant !)

Il leur est simplement interdit de rentrer chez eux. Certains n’en ont d’ailleurs pas du tout  envie. Si c’est pour retrouver la grosse Germaine, qui le cogne à grands coups de battoirs…Elle a des paluches à assommer un bœuf… le prisonnier préfère l’Allemande qui l’a accueilli dans la ferme, et dont le mari, carrément Boche, est au front, mais de l’autre côté. Rien à craindre, donc.

 Les prisonniers trouvent que l’Allemande est plus excitante que leur légitime. Les Allemandes sont des vrais bestiaux, qui remuent dans tous les sens et pas qu’un peu quand on sait les mettre en marche !

 C’est ce que racontaient certains prisonniers.

 Pourquoi sont-ils prisonniers, nos prisonniers à nous ? On ne sait pas trop. Ils ne couraient pas suffisamment vite, probablement, et les Boches les ont rattrapés.

 A l’école ça donne des idées, on joue à la balle et au prisonnier. Les murs sont imaginaires, tracés par terre seulement.

 Mais il n’y a pas d’Allemandes à mettre en marche. Elles sont imaginaires aussi.

Je n’ai jamais aimé les jeux de société, alors ne me demandez  pas les règles. Je n’ai jamais non plus aimé la société. Sauf peut-être que j’aurais aimé ce jeu-là, avec les Allemandes.

Je n’en suis pas sûr. Je dis ça uniquement  pour faire l’intéressant.

Et laisser supposer que je ne suis pas complètement bon à rien.

  Au fait, pourquoi obéissaient-ils à cet ordre de tuer et d’être tué ?

Parce qu’ils sont obéissants par nature.

Parce qu’ils sont bêtes.

Parce que c’est une bande de cons sadiques.

Parce que ça leur plaît, la guerre. Ils aiment voir couler le sang et les femmes pleurnichent  après.

 Et ça leur plaît aussi de voir les femmes qui pleurnichent.

 Et les femmes, ça leur plaît, de pleurnicher.

En période de guerre, tout le monde est content !

 Ils aiment l’humanité mais en morceaux, et bien saignants ! Ils aiment aussi les mélanges de viandes. Ce sont de distingués gastronomes.

 Sœur Winston Churchill était un gros pédé anglican, j’ai respecté l’orthographe. Il aimait, comme ses compatriotes, une sauce piquante, voici la recette :

 « Je n’ai à vous offrir que du sang, de la sueur et des larmes »

Ils ont tous avalé cet apéritif naturel. Un peu épicé.

Le public, les futures victimes avaient apprécié. L’idée de boire du sang, de la sueur et des larmes, ça leur faisait un délicieux cocktail.

Ca leur redonnait des forces pour en tuer d’autres !

 Ils n’auraient pas été autorisés à le fabriquer et à le boire, en temps de paix. Fallait profiter de l’aubaine !

Ils auraient été poursuivis devant les tribunaux.

La guerre avait donc du bon, y compris sur le plan alimentaire. Des petites natures racontent que, durant la guerre, les civils de l’Arrière mangeaient moins bien qu’avant.

Giflez-les en public, après vous être assurés qu’ils sont infirmes et dans l’incapacité de se défendre !

 Cette histoire de cocktail, avec Churchill, ça passait bien, c’était même encouragé.

Parce que c’est la coutume en temps de guerre.

 Il y a beaucoup de coutumes en temps de guerres. On envoie les personnes en état de marche au Front.

 Equipés d’engins dangereux, voire carrément mortels. C’est ce qui fait leur charme.

 Depuis toujours et qu’est-ce que ça veut dire « Toujours » ? Ca veut dire qu’il faut fermer sa gueule et respecter les vieilles traditions.

Les mauvaises surtout. Je ne suis pas sûr qu’il y en ait des bonnes.

 Les gens sont comme ça, je n’y peux rien !

 La guerre les amuse beaucoup parce qu’ils jouent à décrocher des médailles. Les Boches, les érudits l’ont montré suffisamment depuis, envoient une fois un obus, une fois une médaille, une fois une croix de bois.

On attrape ce qu’on peut. Des fois, on confond l’obus avec la médaille. A cause du soleil qui produit des illusions d’optique.

 On a perdu.

 Avec la croix de bois aussi, on a perdu.

 C’est la médaille qu’il fallait attraper. Oui, je sais, quand on connaît la réponse, ça paraît tout simple !

 De toute façon, quel que soit le Front, il n’y a pas de bon et de mauvais côté.

  En 1914, il y a une tranchée et des types en face.

 Dans une tranchée à eux. Bien protégée par des rouleaux de barbelés. C’est doux un fil de fer barbelé quand on n’est pas une lavette, pas une tafiotte.

 En face, donc, des sales types qui baragouinent en Boche, qui connaissent même pas les règles d’accord du participe passé en France. Surtout avec les verbes pronominaux.

Eux, ils pensent la même chose de vous, de l’autre côté.

 Le seul meilleur côté du Front, c’est quand on est très loin.

  Encore plus loin que ça !

  Poussez-vous nom de dieu !...

  Vous voyez comme il est difficile de trouver les mots justes.

Un vrai mot juste cependant : la commune s’appelait en fait « Saint-Valentin, par Yssoudun,  Indre ». Ou à peu près.

 Le « Y » c’est pour embellir.

C’est ce qu’ils croient.

 Ou alors, c’est un nom de code pour Radio Londres.

  C’est de l’héroïsme.

  Mais elle aurait pu s’appeler Chambourcy, Pète-Aou-Chnoque, Mornes la Quéquette, c’est pas les noms à la con qui manquent. En 1942, la commune dont je parle s’orthographiait  en un seul mot. C’était marqué sur les enveloppes.

Sur les cartes de vœux, (un petit oiseau sur une barrière, avec de la neige. Pourquoi le faire chier, cet oiseau, par ce temps sibérien ?)

 Pour le plaisir. Parfois, il avait un copain avec lui. Ou sa femme. Ou sa maîtresse. Certains étaient peut-être pédés ?...la moralité des oiseaux, ça nous regarde pas.)

 On écrivait toujours la même phrase :

 « Chère cousine, Cher cousin, toute la famille se joint ta moi pour te souhaiter ses meilleurs vœux de bonne et heureuse année ».

Ne pas oublier « ta moi ».

 Toute la famille, c’était moi. Je voyais bien qu’il y avait une arnaque, qu’on me donnait le mauvais rôle.

« Vœux », on connaissait, c’était un écart de la commune de Paudy. (Zone et Loir, j’indique ce code secret pour éviter d’être repéré) J’ai longtemps cru que les cartes arrivaient à Vœu, où l’accueil était assuré : deux bistrots pour 40 habitants.

  Je reviens aux cartes de Vœu. A l’époque, je me réunissais donc tout seul. Et les autres me laissaient faire, ils étaient réunis seuls, eux aussi. Autour de la même table.

 Chacun de son côté, ça évitait les discussions qui s’éternisent, comme il arrive trop souvent.

 Si j’essaie de préciser ce très vieux souvenir, je me heurte à des obstacles qui ne sont pas insurmontables, mais tout de même importants.

 Je bute à chaque mot.

 Pourtant c’est cette mémoire qu’il faudrait conserver. La mémoire poétique.

  Parce que c’est la mémoire du peuple. Enfin, j’espère que le peuple existe encore.

Aujourd’hui, on peut mesurer la valeur éternelle de cette anecdote que fut la guerre de 14. En Afghanistan, en Syrie, à Gaza et un peu partout dans le monde, des hommes s’entretuent et se saignent allègrement.

Les bains de sang sont encore plus vivifiants que les bains de boue.

Et d’ailleurs, on peut malaxer les deux produits, sans inconvénient majeur.

 

La précision n’est pas la Vérité… (proverbe chinois de la seconde dynastie)

 Aujourd’hui, avec les archives départementales, ou nationales, par exemple, et la presse de 1942, on peut accéder à des renseignements très précis. Ce qui ne signifie pas du tout qu’ils sont vrais. Il y a beaucoup de menteurs qui fréquentent les Archives.

Ils corrigent en douce pendant que l’archiviste a le dos tourné. Par exemple : « Membre de la Légion des Volontaires Français », c’est plus à la mode en 2012, alors ils raturent, et ça donne « FFI, Mort pour la France ! » ou même « Héros de la Résistance. Victime de la barbarie boche ».

 Et puis ils sont souvent vieux et myopes, les amateurs d’archives. Avec des pustules.

 Enfin, un principe, et là vous pouvez me croire :

 La précision n’est pas la vérité.

 Voyez tous les chiffres que donnent les hommes politiques en 2012. La plupart sont faux.

Complètement inventés !

Sont-ils, ces renseignements d’archives, l’objet des mêmes tripotages, le reflet exact de ce qu’éprouvaient, de ce que voyaient, de ce qu’entendaient les habitants de ce bourg ? Déjà, le langage administratif, c’est pas celui du peuple… 

« Pour valoir ce que de droit », vous comprenez ? « En vertu des droits qui me sont confédérés » etc…je n’ai jamais « confédéré » de droits à personne, et c’est pas demain la veille que je vais commencer !

De toute façon, je vois pas la faute.

A l’époque.

  Mon oncle dit que c’est parce que je suis trop faignant.

Et puis aussi parce que je le dénonce quand il est à l’Abreuvoir, comme dit ma tante, avec les autres travailleurs assoiffés par le travail manuel dans les marais du bourg.

 Et puis chacun devait voir, entendre, ressentir les choses, à sa façon. On n’en finit pas de chercher dans les profondeurs de la mémoire. Dans la nuit de la mémoire. Et pourtant, c’est là que se situe la vérité.

 Une vérité, qui s’ajoute aux autres. A beaucoup d’autres. Qui se mêle à tant d’autres encore... En surimpression ? En sous impression ?

 C’est franchement le bordel, la mémoire.

 Le plus difficile à rendre, c’est le paysage. L’air est flou. L’horizon poudreux.

 Je dis peut-être ça à cause du conte de Perrault, pas les Perreau de la commune, d’ailleurs vous le voyez vous-même, ça ne s’écrit pas pareil ! Les contes, on les apprenait par cœur.

 « -Sœur Anne ne vois-tu rien venir? »

-Je ne vois que l’herbe qui verdoie et la route qui poudroie… » !

 C’est bien envoyé, faut reconnaître !

On ne dit pas : « Je vois la route qui merdoie ! »

 C’est une question de politesse.

 C’était pourtant souvent plus vrai, par temps de pluie notamment.

 Les couleurs des souvenirs sont indécises.

 L’air du temps est insaisissable. On ne sait pas si c’est du « noir et blanc ». Les contours sont indistincts. Les vaches meuglent, les cochons grognent, les poules caquètent. Je ne vois qu’un film qui rend bien les couleurs des années 40 : « Jour de Fête » de Jacques Tati.

 Hélas, il avait préparé le procédé pour les coloriser.

 Ou pour les colorier. Puisqu’on était de grands enfants demeurés. Ca s’est d’ailleurs aggravé depuis. Suffit de compter le nombre de médaillés à l’hectare. Il y a de moins en moins de combats et de plus en plus de médaillés.

Peut-être qu’ils cultivent les médailles ?…

 Céline écrit : « Autrefois on accrochait des hommes aux croix, aujourd’hui on accroche des croix aux hommes. »

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