Eté 1947
Il a fait très chaud et très sec. On n’a jamais vu ça. Même les plus vieux ivrognes de la commune !
On a beau regarder le fond des puits, rien ! Sauf dans les puits des très grands cultivateurs, mais ils vendent l’eau trop cher, parce que les puits sont très creux !
Alors les petits cultivateurs ont pris une décision qui est tout à leur honneur.
Ils ont décidé de boire le Ricard, qui s’appelle encore du Pernod, sans la moindre goutte d’eau.
Et puis de plus jamais se laver les pieds !
Pour ne pas user l’eau.
Ils imitaient les canards, les paysans sont très observateurs.
Bon, ça avance, ça vous va ? Vous suivez ? Je vais revenir à du plus sérieux, sinon vous allez faire la gueule !
Je vais vous raconter des histoires. Deux ou trois seulement, parce qu’à force ça lasse. D’ailleurs c’est pas des histoires, c’est des problèmes de société.
C’est pareil.
En 1949, on invente l’encre violette !
C’est une vraie révolution, les filles brodent des collerettes bien blanches qu’elles disposent sous les encriers, les salopes, afin qu’on voie bien les taches. Comme ça, on croit qu’elles sont innocentes, elles, et on croit aussi que les garçons sont des gros cochons (« les garçons sont », je sais, c’est pas terrible ! Arrangez la phrase vous-même.)
La question qui se pose avant tout, c’est « pourquoi violette, l’encre » ? On pourrait suggérer un aspect médical, les « ultra-violettes ». Des extrémistes du spectre solaire. Ou encore, mais là il faut avoir lu Sade et Georges Bataille, au moins : la connotation avec le viol, ou, en tout cas, la violence. Ca excite toujours un peu le lecteur !
Innocentes, en tout cas, angéliques, ces petites filles à collerettes…on ne voit que leurs yeux, leurs gestes délicats. Mais parfois il faut bien le dire, elles puent.
Je suis un peu brutal mais c’est vrai, et certains garçons font tout leur possible pour ne pas avoir à les supporter à côté d’eux durant un mois complet ! Alors ils font des fautes exprès partout, ils choisissent d’être les derniers, au fond de la classe…Les filles aiment bien être en exposition au premier rang…
Hélas, il y a aussi des dernières ! Sans moralité…
Et des dernières qui puent. On devient alors méfiant vis-à-vis d’elles, mais tout de même, il manquerait quelque chose sans elles dans le paysage.
L’encre violette est fabriquée par les usagers eux-mêmes. On verse une poudre dans une bouteille à limonade, on remplit d’eau, à la pompe.
En sortant de la cour de l’école, on éprouve la sensation délicieuse d’être en liberté. On dit bonjour à une sorte de capitaine, qui vient tirer de l’eau à la pompe. Il se croit toujours dans l’Armée…En somme, il est en permission, avant la prochaine…Il porte des guêtres avec un habit militaire et des médailles qui tintinabullent !
Retour à la poudre. Si le dosage est conforme aux normes indiquées par l’instituteur, normes qu’il a apprises à l’Ecole de Normalisation des Instituteurs, l’encre violette se détache merveilleusement, lumineusement, sur le papier !
Alors les fautes, qui ne sont pas de simples erreurs, mais des grosses taches sataniques, apparaissent plus grosses, et l’instituteur ne peut pas les rater.
Il cogne avec d’autant plus de force sur le coupable !
Avec le gros gourdin pédagogique !
Lui, il écrit en rouge parce que le rouge c’est la couleur de l’interdit pédagogique. On le voit mieux maintenant avec les feux rouges, et la circulation automobile. Et aussi les tableaux de bord des bagnoles !
Et les informations soi-disant politiques : « Tous les indicateurs sont au rouge » répètent les enculeurs de la télé. Le marxisme est rouge, toutes les idéologies d’extrême gauche sont rouges. Comme le sang.
Une pluie de sang c’est rouge et c’est pas bon signe ! Mais c’est pourtant la réalité de la vie.
Jacques Prévert a écrit un poème intitulé « Chanson dans le sang ».
Mais l’encre violette, qui commence à l’école primaire, peut continuer jusqu’au collège et même davantage. Chez l’utilisatrice, elle suggère une innocence considérée comme l’expression d’une sorte de virginité scolaire particulièrement résistante.
Une virginité inusable.
L’encre violette marque cependant la fin de l’école primaire, et elle a donné lieu à quelques particularités, que je vais énumérer.
Grâce à elle, le buvard est strié par des lignes qui s’entrecroisent.
C’est presque de la géométrie.
C’est une initiation à la géométrie.
C’est de la pédagogie.
Quelques taches sur le même buvard, révèlent le manque de maîtrise (ou la mauvaise volonté) de l’utilisateur. L’encre violette est donc policière, dénonciatrice, dangereuse. Mais elle permet aussi une plaisanterie que l’on peut classer parmi les plus réussies.
Il faut, pour la réaliser, attraper un hanneton, ce qui est facile à la campagne, le soir. Ensuite on le plonge dans l’encrier. Il ressort et ses ailes lancent des gouttelettes imprévisibles qui tombent parfois sur le cahier du premier de la classe.
On peut donc détourner l’encre violette de sa révoltante moralité !
On ne quittera pas le bourg sans avoir gravé son nom sur l’écorce d’un platane, où il sera accolé au prénom d’une fille, avec un cœur percé d’une flèche.
D’année en année on pourra voir ainsi s’élargir et grandir des amours supposées.
Mais au cours des saisons l’inscription perdra en profondeur et finira souvent par s’estomper, puis par disparaître complètement…heureusement, sinon il y aurait des prénoms entremêlés, ça ferait des histoires, certains se vengeraient…
A la campagne on se venge au calibre 12, c’est un western.
Seules, les femmes empoisonnent, quand elles ont des connaissances en pharmacie.
Heureusement, on sera loin, peut-être même mort…
On n’aura rien à nous reprocher.
Manquerait plus que ça, qu’on reproche des fautes à un mort !
Le 20 juin 1950, l’Instituteur procède à la sélection pour l’entrée en 6ème.
C’est pas bon signe, c’est signe qu’on va être évacués dans des wagons à bestiaux ou des camions d’équarrisseurs vers un camp pour être concentrés.
Des gazogènes. Des véhicules qui donnent toujours lieu à la même lancinante, énervante plaisanterie : « Alors ça gaze Ugène ? »
On sera obligé de se laver, de cirer les chaussures, y compris la semelle, de se récurer les oreilles, les dents. A l’époque, les brosses à dents sont encore en fer, quand on a fini, on a la gueule pleine de sang comme dans les westerns.
On va être évacués si on est reçus à l’examen.
C’est le maître qui donne l’autorisation de faire passer l’examen.
Voici comment il procède.
Il nous regarde tous dans le blanc de l’œil et il dit à la fin :
« Cette année, vous êtes des crétins, j’ai jamais vu autant de crétins réunis dans une si petite commune… il y en aura deux, des candidats…si je présente des abrutis et qu’ils sont pas reçus, je serai mal considéré, encore moins payé, alors on ne discute pas ! Vu ?... »
L’instituteur, il n’est pas encore professeur des écoles, mais il a un bon coup d’œil et il est animé du sens de la justice républicaine. Parfois, son langage est un peu cru :
« - Non, pas toi, Lachieuve, t’as du poil aux pattes, t’as des mollets pleins de bouses de vache et pas de cervelle…va donner à manger aux cochons ! Prends ta part, tu leur diras que je t’ai donné l’autorisation…»
Ou encore :
« - Non, pas toi non plus, Chilpéric, t’es pas de la commune et puis ton prénom à la con, il est aussi moche que tes pattes sont sales…tu ne voudrais pas dégueulasser les cahiers de la République, laïque, une et indivisible, avec des paluches qui n’ont pas été rincées depuis Clovisse ?… » (Oui, l’instituteur il fait des fautes d’orthographe, mais à l’oral seulement, faut dire qu’il est pas encore professeur des Ecoles !)
Parfois, il se contente d’une bonne paire de claques et d’un vieux coup de fouet dans les joyeuses, il faut dire qu’il est sans façons, l’instituteur qui n’est pas professeur des écoles.
« -Il est pas fier que disent les gens du village ! Il se promène dans les rues avec sa blouse grise et son béret enfoncé jusqu’aux deux oreilles. Comme avant, en 43, il portait un béret de milicien, plus plat et légèrement incliné, mais il a bien tiré dessus et finalement il a le béret d’abruti qui convient à l’époque…Ah ça non il est pas fier !... Et puis, il s’y connaît, il va deux fois par an aux « circonférences » et mon père a beau me corriger : « Aux conférences ! ».
Ca le faisait rigoler, lui, cette confusion pourtant excusable…
Alors je le faisais exprès. Dans l’ensemble, j’étais un bon fils.
Comme vous.
J’en reviens à l’examen d’entrée en sixième…quand il se trompait, l’instituteur qui n’était pas professeur des écoles, il rentrait chez lui et il se faisait justice : il se tirait un coup de calibre douze au travers de sa gueule d’instituteur qui n’est pas professeur des écoles…Parfois, il se ratait, il avait oublié le cran d’arrêt, parfois il avait pris le fusil dans le mauvais sens et il explosait la tête de sa collègue de travail, qui était institutrice et pas professeure des écoles. Souvent, elle était très moche, mais il avait de l’honnêteté à revendre (il en vendait très peu, les gens s’en foutent de l’honnêteté, ils préfèrent le fric, et puis il gardait tout pour se payer l’entrée au Paradis, car il était athée, anti-clérical mais on sait jamais, une erreur de calcul de Jules Ferry et voilà le paradis qui existe, et tous les habitants de la commune ont le droit d’entrer, sauf lui, alors il sort ses économies d’instituteur qui n’est pas professeur des écoles et il discute avec le gardien :
« Cartes sur table » qu’il dit, tu me la fais à combien, cette entrée ? »
Et l’autre, le portier du paradis, il répond :
« -Cinq cent mille balles, mais tu seras dans le courant d’air, et sur un banc, à côté des chiottes à la turque, ça pue mais tu t’habitueras, tu seras logé nourri et t’auras même le droit d’enculer un nègue le jour de Noël, un Roi Mage en plus…t’es pas à plaindre pour un mécréant… »
Donc, s’il s’était raté, il recommençait. Il avouait tout aux gendarmes :
« C’est moi que je l’avons tudée ! elle était institutrice mais pas professeure des écoles ». Certains se rataient jusqu’à près de vingt fois, autant dire qu’à la fin ils avaient une sale gueule, qui jetait le trouble dans la dignité de la cérémonie…