Je peux dire que ma vie a été bien remplie.
Je suis né, d’abord. Ce qui n’est pas donné à tout le monde.
Combien de gens n’ont même pas fait l’effort de naître?
Ensuite, j’ai fréquenté l’Ecole Primaire, que mon oncle, radical de tendance drôle, appelait «l’Ecole Primate ». Pas facile non plus.
Toutefois, moins terrifiant que le Collège que, dans mon arrondissement, on n’osait pas appeler lycée. Il faut dire que c’était une population craintive, timorée. Etudes pas très sérieuses, aboutissant toutefois au Baccalauréat Mathématiques-Philosophie.
J’ai effectué des recherches pour savoir exactement la signification (et les dosages!) de ce mélange culturel. Mais sans résultat.
Ensuite (je sens que cette histoire vous intéresse, vous ne devez pas être très brillant non plus...) je suis entré dans l’Administration.
Il faut séjourner, en ces lieux, 37 ans et demi. Sinon, la retraite vous passe sous le nez. Du moins dans sa version haut de gamme. C’est le demi qui m’avait séduit. Sans compter que les 27 mois 27 jours de l’excursion (avec mitraillette) au Maghreb comptent double, quelle aubaine!
A la fin ils m’avaient donné un papier, très ouvragé, très tamponné, avec plein de signatures et cette curieuse inscription: « A servi le pays avec honneur et fidélité. »
Je ne sais pas trop à quoi, en fait, j’avais réellement servi.
Maintenant avec le recul, je peux bien l’avouer: à pas grand chose, je crois.
Mais enfin c’est comme ça. Je me suis marié.
Par goût de la vengeance, je me suis reproduit.
Toujours ça de pris !
C’est très bien vu, en plus. On repeuple la France, on redresse la pyramide des âges, on permet des graphiques dans les livres d’histoire.
Les professeurs d’histoire (on les surnomme ainsi par charité. En réalité, ils ont été incapables de devenir de vrais professeurs qui eussent enseigné la philosophie, les langues (fourrées ou non) la littérature etc...) sont heureux de pouvoir donner à leur absence d’idées et à leurs difficultés d’expression, une allure scientifique qui leur permet de gagner leur vie!)
Ensuite, j’ai vieilli.
Ce fut assez rapide, heureusement. Certains gémissent longuement sur leurs malheurs. C’est un peu ridicule. Ils y perdent en capacité pulmonaire.
Les médecins m’assurent que je devrais vivre, logiquement, jusqu’à 74 ans et trois mois, puisque je suis de sexe masculin. C’est la règle.
Je me demande à quoi servent exactement ces trois mois.
Et l’absurdité de mon existence m’apparaît essentiellement à cause de ce chiffre, qui fait que ma vie ne « tombe pas juste ».
Si je puis m’exprimer ainsi.
Veuillez m’excuser de l’impertinence de ces propos, qui, sans faire chuter les cours de la Bourse de façon inquiétante, n’en restent pas moins foncièrement négatifs.
Merci d’avance.