Hurlements
Le lendemain et donc par le fait le mardi, on était réveillés à 9 heures pile par un hurlement bestial qui montait de la cour d'honneur.
Je me levai précipitamment, courus à la fenêtre, l'ouvris et remerciai la langue française d'avoir inventé le passé simple qui permet de rapporter les choses avec autant de rapidité ! Et que vis-je, dans la Cour d'Honneur ? Tandis que les hurlements redoublaient de violence ? Des hurlements qui exprimaient une détresse d'une formidable intensité ? Je vis des hurlements, ce qui n'est déjà pas banal, et, en prime, un vieil homme qui se débattait entre deux infirmières spécialisées bac+8, et qui frappait même les malheureuses avec son bâton de houx, et qui hurlait, et qui hurlait, et qui hurlait...
Et qui hurlait !...
Jamais hurlement ne retentit aussi longuement et violemment dans la cour de l'Eternel Repos.
Et pourtant, elle en avait entendu, des hurlements retentissants, la cour de l'Eternel Repos !... Notamment quand les familles venaient conduire leurs bons vieux parents sans avoir pris la précaution de les anesthésier !
On était donc habitués... et les infirmières bac+8, elles étaient rompues aux hurlements, quand, dans leurs écoles spécialisées, on les entraînait à supporter les cris des vieux, en se bouchant les oreilles avec leurs tampax ! Eh bien malgré tout, ces hurlements là, ça n'était pas pareil, ça dépassait tout le reste!
Aussi ne fus-je point surpris quand s'ouvrit la fenêtre circonvoisine de la mienne et que le noble visage de mon vieil ami, Directeur de l'Etablissement, tout soudain, par l'entrebâillement, parut.
Et je remerciai une seconde fois la langue française, qui me permettait des effets de syntaxe aussi forts que celui qui donne toute sa vigueur à la phrase qui précède !
- Merci, Vaugelas !... merci Furetière... merci Ronsard et Du Bellay... merci à tous !... ô grammairiens, et vous grands créateurs de la francophonie !...
Or je m'étais laissé aller...
- C't'une nouvelle religion de Pantruche?... tu fais ta prière aux rues de Paname, maintenant ?...
- Excuse moi Arnesse... je suis ému...
- Pas de quoi s'émouvoir... t'as pas reconnu l'Ugène?...
- Certes non, il disparaît sous un étrange accoutrement...
En effet, si l'on distinguait bien une forme vaguement humaine, celle-ci disparaissait sous un agencement vestimentaire inédit en France métropolitaine.
- L'Ugène, quand il a un problème, primo, il hurle toujours, secondo, il s'affuble... c't'une manie de maniaque... a dit le toubib de la DASS.
Et en effet, en observant plus précisément, je constatai que la forme humaine avait la tête recouverte d'un caleçon, tandis que le traditionnel bonnet de coton faisait office de slip, retenu qu'il était par un lacet de sabot-galoche. Eugène s'était en outre enroulé dans une vaste flanelle, selon une méthode inhabituelle, l'entrejambe étant relié à une épaule.
Bref, il était mal fagoté, mal arrangé, sans aucune coquetterie, c'est le moins qu'on puisse dire.
Et toujours ces hurlements.
Et les infirmières bac+8, impuissantes. Les malheureuses!
Heureusement, Arnesse:
- Allons l'Ugène, hardi mon ch'tit gars bin bremment gaillardu et membru non dé d'là coume trente six verrats, bon diou d'bon diou, quoué qu'y s'passiont à c't'heure ?...
Toujours le hurlement. Mais il faut le souligner, moins fort.
Beaucoup moins fort...
- Bordel dé cré nom dé diou de feumier va ! c't'y qu'y t'auraient nui du tort, à toué l'Ugène, du canton d'Margouillat?... c'qui t'connaissont point, pour sûr, l'membru !...
Le hurlement, mais apaisé. Est-ce toujours un hurlement ?... non, un cri... petit cri...
- Armets-toué censément cré nom l'membru, j'arrivons t'a toué cré nom dé d'là !...
Petit, très petit cri... très faible plainte... un souffle... les infirmières bac+8 ont relâché leur étreinte. Leurs seins se détendent. Elles s'essuient le front d'un revers de main. Ah elles ont eu chaud !
- Mlle Branletta, Mlle Turlutatata, je vous remercie... vous pouvez nous laisser seuls avec monsieur Ugène... nous allons parlementer... dialoguer... négocier peut-être...