Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
16 février 2013 6 16 /02 /février /2013 09:39

Manon Manon belle Manon 

Mon coeur est fou d'amour pour toi

Quand je te vois passer Manon

Ah non mon coeur n'est pas de bois

Arnesse a composé cette charmante bleuette pour la circonstance. Il est dommage qu'Eugène, emporté par son tempérament naturel, ait éprouvé le besoin de changer le dernier vers. Je vous le dis?

Non, ça détruirait toute la poésie de l'ensemble. Non je vous assure ! N'insistez pas...

Ah je suis trop bon, je cède encore, voilà voilà...

Le dernier vers, rectifié par l'Eugène, c'est ça :

Je sens ma bite dure comme du bois !

Il fallait s'y attendre. C'est trop tard pour faire la gueule maintenant. Moi aussi ça me choque ! Trois fautes en un seul vers !... je sais bien qu'on a droit aux licences poétiques, mais quand même! Le "e" de bite", le "e" de dure, le "e" de "comme", escamotés ainsi et à la suite en plus, c'était pas la peine que Arnesse se crève le fion à composer et à écrire toute une nuit pour que l'autre gros dégueulasse vienne saloper le boulot.

 Il est vrai d'un autre côté que l'Eugène, pour le reste, est absolument impeccable! Alors peut-être on peut lui passer ce détail?


11. De l'importance des sentiments

 

Durant les jours qui suivirent, à savoir le mercredi et le jeudi, l'Ugène devint Meussieu Eugène! Ce fut une si complète métamorphose que personne à vrai dire ne le reconnut. Arnesse le présenta officiellement comme un nouvel arrivant, et il expliqua au personnel que l'Ugène était allé passer une semaine chez sa vieille mère à Charceleix-le-Ventru. Ah c'est fou ce que les gens sont naïfs ! Ils la crurent, l'histoire de la mère à l'Eugène!

 Je sais que c'est invraisemblable, je l'ai fait observer à Arnesse. Il m'a dit:

- Je suis gériâtre... j'ai l'habitude... ça va très bien passer.

Et voilà!

Ah! c'était quelqu'un, l'ancêtre, et il en imposait par sa prestance, son beau langage et ses belles manières, qui tranchaient avec ses habitudes de vieux cochon roulé dans les bauges de la Basse Marche ! Aussi le respectait-on désormais à "L'Eternel Repos".

Les vieux mâles le saluaient respectueusement, en portant le doigt à leur casquette, redoutant que ce fût quelque agent des impôts venu vérifier une ultime fois leurs fausses déclarations. Certains le prenaient pour un médecin spécialisé, capable de les envoyer illico chez les fous, d'un simple trait de stylo. Tous imaginaient dans ce personnage qu'ils ne reconnaissaient pas, un homme venu de la Ville.

 Les vieilles femelles, quant à elles, n'étaient pas séduites par cette urbanité qui ne leur provoquait aucune émotion:

- Quoué qu'c'est donc qu'c'gandin, enc' son mouchouér par dessus son paletiau ?...

- Y s'rait-y pas mieux à s'rende utile...

- C'est bon a rin ceux gamins d'la ville...

- Ca l'a point d'nerf, c'est tout mou coume el fromage mou...

- Si ça t'nait qu'dé moué, j'té l'enverrais aux bett'râves... ça y f'rait les musc de la jamb'...

A vrai dire, il fallait un certain héroïsme pour résister à ces plaisanteries à peine voilées. Certes, Meussieu Eugène n'en manquait pas. Mais de se voir humilié ainsi par l'humanité fendue le faisait souffrir intérieurement. N'eût été la promesse solennelle faite à Arnesse, il se fut laissé aller à son généreux tempérament. Ah il leur aurait répliqué vertement à toutes ces mégères ! Parfois, il grommelait même sous son masque souriant d'homme du monde :

- J'vas té l'fais vouèr si qu'a l'est molle celle à l'Ugène... j'seus d'la Bouzarde...

Mais toujours il se reprenait au dernier moment :

- Mes houmages, mes bounes gentes Dames...

Parfois il ajoutait une remarque sur le temps qu'il fait :

- Mesdames, quelle belle journée s'annonce-t-elle !... l'astre du jour va nous chauffer le caillou !

A d'autres moments, c'est le temps qui passe qui l'inspirait :

- Houmages du soir tombant, mesdames... le jour a bientôt fini sa carrière... c'est toujou ça d'tiré qu'les boches y l'auront pas... Vive la France!

Jamais cependant il n'engageait de conversation suivie, la maigreur de son vocabulaire ne lui permettant pas de s'aventurer dans les galanteries.

 Avec les infirmières, il se montrait plus disert, voire carrément entreprenant.

Apercevant Mlle Nichonina, il engagea avec elle un dialogue, qui est comme une amorce de discours amoureux :

- Houmages, Mamazelle... vous voilà légère et court vêtue, crénom, vos appâts m'appâtent, vos appâts m'épatent...

- Comme vous parlez bien Mossieu Eugène... vous savez leur z'y dire les mots qu'y leur'zy collent à la peau, aux nanas...

Du coup, c'est les bac+8 qui se dévergondent, qui s'encanaillent. Ou plutôt leur vraie nature réapparaît.

- C'est la moindre des chouses, à Jeanson de Saillie, je fûmes éducationnés dans l'respect des fumelles du monde...

- C'est un plaisir d'entendre de doux mots comme les troubadours sussent en débiter dans le temps jadis... ici, voyez-vous, ce sont des rustauds... des hommes de la terre... j'en souffre...

Nichonina s'était assise, alanguie sur le banc du square Parkinson... Mossieu Eugène, à ses côtés, lui pressait la main. Dans l'azur immaculé, un bouvreuil passa avec sa femme et ses enfants. Un papillon se posa sur un arbrisseau. D'autres bestioles s'installèrent tout à l'entour.

- Ah qu'il est triste d'être un déclassé de la classe 12...

- Y vous ont déclassé, Mossieu Eugène... vous fussiez dopé... vos urines furent pas claires...

- S'agit point du Tour de France, Mamazelle... mais de ma classe de sécurité, ma classe sociale... Je suis un ancien aristochat déchu...

- Chat déchu?...

- Coume j'ai l'houneur, Mama'zelle Nichoni...

Bien sûr, c'est toujours pas complètement au point, le langage d'Eugène. Mais celui de Nichonina n'a rien à lui envier. D'ailleurs elle triche. Elle est née à Bourzilleux-la-Grand'Mare, près de Paizay-le-Sec dans la Vienne, pas loin de Pleumartin. Son père vendait les peaux de lapin, sa mère les peaux de lapine, évidemment. Ca se voit, je trouve, dans sa syntaxe. Contre la naissance, les études peuvent rien, surtout quand on sèche les cours pour faire des heures supplémentaires ! Néanmoins, elle a la nostalgie du grand monde, Nichonina. Elle est romantique. Elle ferait même un peu de bovarysme que ça me surprendrait pas. Dans un sens, elle a eu de la veine de pas naître en Normandie. Là, elle l'attrapait, la maladie de langueur.

 En tout cas, pour un peu elle se blottirait dans le giron de Mossieu Eugène, séduite qu'elle est par le costume colonial, le cigare, la badine. Il leur faut pas grand chose, aux gonzesses. Tenez, un costume colonial, je suis sûr que sur un marché de la région parisienne, ou alors aux Puces, ou Rue de Clichy, "tombé du camion", vous en avez un pour six cents balles. C'est le prix que Arnesse l'a payé à Roberto. Les pompes ? trois cents balles. La limace, vous l'enlevez à cent balles, j'ajoute même pas le galure et la serpillière dans la pochette, c'est gratos. Offert par la maison. Vous lésinez pas sur le cigare, d'abord parce qu'il y a pas de raison, et ensuite parce qu'en philo on leur apprend que c'est un symbole phallique. Alors évidemment la grosse erreur c'est d'arriver la gueule enfarinée avec un cigarillo extra-fin !

 Le mec se croit paré, manque de pot, c'est ce qu'elles regardent en premier, c'est instinctif notez. Elles inspectent le matos. Choisissez un fort calibre que diable, vu le prix total, allons je vous refais les comptes : six cents+ trois cents+ cent... ça fait cent sacs tout rond !... pour une gonzesse comme Nichonina, qui se blottit dans les girons, je trouve que, même en période de crise, c'est une affaire.

 Je reviens à nos tourtereaux. En fait, il n'y en a qu'une, c'est donc une tourterelle. Car lui, le beau Meussieu Eugène, il l'aime pas, Nichonina. C'est souvent comme ça, il y en a un de baisé dans les histoires d'amour. Baisé, c'est une façon de parler. En tout cas, pour Eugène, la blessure est trop fraîche. Elle saigne encore. Pour un peu ça ferait des taches sur son beau costume blanc !.. .A l'endroit du coeur... flanche pas, Eugène, tu la reverras, l'Ernestine ! Mon petit doigt me dit qu'elle est vivante.

 On pourrait, à ce stade du récit, se demander tout de même ce qu'il lui trouve, Eugène, à l'Ernestine, par rapport à cette petite mignonnette de Nichonina, si court vêtue, qui porte pas de culotte et qui s'embarrasse pas non plus d'inutiles sous vêtements vers le haut, et qui a tant appris de spécialités à l'école ? Tandis que l'Ernestine, c'est pas pour critiquer mais avec son gros bide, ses cannes d'arracheuses de betteraves, son énorme cou et ses joues plus poilues que nos glorieux combattants de Verdun, et son vieux dentier jauni, et son poil filasse sur le crâne, et ses manières qui sont pas du même genre que Nichoninette, qui sont plus rustiques quand même... qu'est-ce qu'il lui trouve, Eugène, à cette vioque, pas bien reluisante, et puis il faut bien le dire, pas toujours très propre en plus... même carrément cradingue des fois... Eh bien je vais vous dire: c'est les sentiments.

 Nichonina, elle est belle, elle est attirante, elle est séduisante, présentable en société, tout ce qu'on voudra, mais elle a  pas les sentiments. Or c'est très important.

 L'Arnestine, elle est moche, elle pue, elle est très mal foutue, seulement les sentiments, elle les a. Les sentiments, c'est irremplaçable. Et c'est bien comme ça, ça évite que le cul prenne toute la place, ça laisse en plus une chance inespérée aux mochetés, qui sont un certain nombre. Les sentiments, c'est la bouée de sauvetage de tous les mal foutus du monde.

 J'en finis bientôt avec cette idée, importante, et qu'il fallait pas négliger, mais un dernier mot. Promenez-vous dans la rue, observez le nombre incroyable de couples moches, répugnants, je dirais même. Promenez-vous maintenant dans les bois. Observez. C'est pareil. Promenez-vous dans les champs. Même remarque. Promenez-vous partout, dans les auto-tamponneuses, dans les supermarchés, dans les expositions de peinture, dans les jardins publics, j'arrête l'énumération, eh bien une conclusion s'impose : les moches dominent, s'assemblent entre eux, se reproduisent et en voilà d'autres pour les années à venir.

 Et tout ça c'est à cause des sentiments, qui sont nobles parce qu'ils tiennent pas compte des contingences physiques qui sont accessoires, comme le répète toujours mon cousin Gaspard, qui en vend, justement, des accessoires, automobiles pour être précis, et à Oinville-le-Grand, près de Pithiviers dans le Loiret (45).

Partager cet article
Repost0

commentaires