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24 novembre 2012 6 24 /11 /novembre /2012 09:44

Un drôle d'oiseau de nuit

paysanC'était encore l’Arnesse:

- L' pé Ugène...il a disparu...envolé mon yeu! à c't'e nuit!

- Avec moi t'es pas obligé de reprendre l'accent... je comprends le francophone de cette fin de millénaire...

- L'pé Ugène, enfin tu te rends compte!!!

 Il a l'air très abattu, l’Arnesse.

- T'affole pas!...Eugène, c'est un oiseau de nuit...dans sa ferme, il arpentait des kilomètres à la pleine lune, histoire de vérifier qu'on lui volait pas sa terre, en nocturne, avec une brouette... C'est un vrai plouc, Eugène...lié à la glèbe par des sentiments surnaturels... il vit en osmose avec le cri de la chouette et les phases de la lune... T'inquiète pas, Arnesse.

- Non, il voit plus clair, il se déplace plus qu'en cramponnant les murs...

- Des fois, les vieux, ils ont un sursaut sur le coup de 95 balais...ils se ruent sur les infirmières!  la braguette au vent. Les spécialistes appellent ça les embellies de la centaine... il est sûrement parti en chasse... le rut du vieillard... je dirais plutôt...

- Je te dis que non, je m'y connais maintenant question gérontologie appliquée, et psychopathologie du sénescent... je suis quasiment gériatre diplômé ès sciences, j'en ai calmé plus d'un...

- Tu devrais pas parler comme ça...

- J'en ai estourbi plus d'un ! Je le maintiens !...

Il ricane.

- Dis pas ça, bon dieu...

- Attention, légalement, j'ai estourbi !  C'est une image pour orner le discours... je veux dire que j'en ai capturé... pour mon oeuvre sociale, ma maison de retraite, mon foyer résidentiel...

- Résidence... ça suffira... Et capturer, c'est pas mieux par devant la loi, faut plus que tu causes comme ça, maintenant que t'es honnête... c'est de la séquestration arbitraire... accompagnée de voies de fait... avec sévices même... quasiment un acte de barbarie... c'est trente ans incompressibles... non, faut pas dire capturer!

- Tu sais bien que je travaille à la régulière... jamais au noir...je suis pas raciste d'ailleurs... pas le genre à réquisitionner les vieux directement dans leurs pavillons pendant que les flics s'enculent dans les commissariats.

- Je t'en prie, n'attaquons pas avec les grossièretés... pas maintenant...ça éloigne le lecteur frileux...

- Ecoute, magne-toi, sinon les vrais flics vont se radiner... l'Ernestine, elle va les prévenir, si elle le voit pas au lunch... c'est là qu'ils se butinent... ces deux tourteaux...

- Lutinent, Arnesse, lutinent... et puis tourtereaux... les tourteaux c'est un aliment du bétail, c'est ce que tu leur refiles dans la soupe du soir... tu sais bien que t'achètes ça à COOPAGRI. Et puis "lunch",  pour ta chicorée du matin et la tranche de pain rassis, c'est impropre...

- Non c'est très propre...

- Je veux dire "ça convient pas"... le lunch, c'est pas à cette heure là, c'est pas composé comme ça... et y a jamais des gars comme Ugène et l'Ernestine ou alors c'est des erreurs dans les invitations...

 Ici il faut absolument que je vous rencarde un minimum.

 Arnesse est directeur d'une maison de retraite. "A l'Eternel repos" ça s'appelle. Il a toujours eu des trouvailles, question communication. Les formules, c'est son truc. Cette idée de maison de retraite lui est venue en Maison Centrale. Il a tout de suite fait le rapprochement. Alors il a préparé un BTS "Force de Vente". Exactement son truc... d'ailleurs c'est pour avoir forcé la vente, qu'il est allé en cabane...

 "Faut que je me rachète vis à vis de la société des hommes," qu'il disait. "Je veux faire le Bien avec un grand B. A ma sortie je donnerai dans le social et dans l'éducatif..."

- C'est une excellente idée, Arnesse, je t'encourage vivement à te repentir et, par ta conduite, à montrer combien la prison est utile et efficace. Tu verras, tu finiras dans le droit chemin, avec la médaille du Mérite Pénitentiaire.

- Tu comprends, l'arnaque, il faut la choisir soft, après quinze ans de placard. Je peux plus faire les convoyeurs de fonds... j'arrive même plus, certains jours, à enfiler correctement mon gilet pare-balles. Les rhumatismes articulaires... je vais me recycler dans le secteur des inactifs... en chemisette, ou torse poil, relax, dans la réanimation culturelle... y a de la tune à se faire...

 Je l'avais approuvé des deux mains, pour une fois qu'on voit un cas de réinsertion humaniste et désintéressé.

- Veille quand même à ton vocabulaire... parle pas d'arnaque, au moins dans la raison sociale de ton établissement...T'as qu'à dire "bénéfices", comme les autres... et puis ton idée d'appeler ça "Aux vieux pigeons", ça prête à confusion sur la nature exacte des volatiles...

 Il avait tenu compte de mes remarques. Il est intelligent, l’Arnesse.

 Il est chiant, aussi.

- Si que t'es un ami, un vrai comme le castor de chez pollux, tu débarques illico qu'on solutionne l'affaire. J'ai dit "si que t'es un ami, comme Montaigne avec sa copine, la Boétie...", deux des plus belles rues de Pantruche...

- Mais Arnesse, il fait beau, y a des piafs partout et le silence par derrière, qui fait contraste par opposition, et qui favorise la méditation... j'allais attaquer la rédaction de mon oeuvre philosophique fondamentale, jeter les bases d'une théorie qui explique le pourquoi des choses, le vrai sens du monde sensible, et tu me parles du père Eugène!...

Note bien, j'ai rien contre le père Eugène, mais enfin il a quatre vingt seize balais... c'est pas l'avenir du futur... tout a une fin en ce bas monde... et puis il a pas d'oeuvre philosophique à terminer, lui... il signe d'une croix...

- Ouais... mais t'as pas vu son livret A... ni son livret B... ni ses codevis... ni ses sicav... c'est également signé d'une croix, mais avec des croix comme celle-là, dans notre civilisation judéo-chrétienne, j'ai de quoi le nourrir et le loger encore au moins vingt ans. Et moi par la même occase... il vaut de l'or, le père Eugène...

 C'est vrai qu'il était très radin dans la vie active. Il a passé son existence à racheter un hectare par ci, un demi-hectare par là. Une vieille grange, un hangar, une remise... Faut reconnaître, il a du en mettre à gauche un sacré paquet. Il a plus de famille. Ils sont tous calanchés de désespoir, ses héritiers, de maladies psychosomatiques, devant sa force de résistance, cette façon qu'il a de narguer le temps qui passe... Arnesse l'a volontiers accueilli dans sa superbe maisonnée sur les rives de la Creuse, dans le département 23. Un établissement qui surplombe la vallée, avec "une vue imprenable sur le bocage" comme il dit dans le dépliant, "à une portée de calibre de Guéret-tous commerces".

 "Portée de calibre", c'est peut-être pas la meilleure de ses formules. Mais depuis trois ans, il lui soulage régulièrement son compte, dans la légalité la plus stricte, à l'Eugène, à raison de 8000F mensuels. C'est comme un branchement qu'il a installé. Tous les mois, il soutire sa part. Si on lui capture l'Eugène, c'est un manque à gagner. Ca va laisser un vide dans les comptes:

- Et puis tu me connais, le père Eugène, je m'étais habitué... ça va faire un vide... sentimentalement... j'aurai le blues...

Vous voyez, il a du coeur, l’Arnesse.

 Il parle du vide de l'âme, pas des comptes. Alors je résiste plus. Je monte dans la caisse et direction "L'éternel repos", la maison de retraite où Arnesse incarcère le quatrième âge. Je méditerai en route. La journée fait que commencer. Et puis des piafs, on en verra d'autres. J'en ai prévu plus loin, pour égayer l'histoire.

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