Plusieurs milliers de personnes manifestent depuis le samedi 11 octobre à Gabès, sur la côte est de la Tunisie, pour réclamer la fermeture d'un immense complexe de transformation de phosphate. Car ces usines, installées depuis 1972 par le Groupe chimique tunisien (GCT), sont accusées d'empoisonner les sols, les eaux et les habitants de la région.
La colère des habitants avait explosé la veille lorsque des images diffusées sur les réseaux sociaux avaient montré des collégiens de la région inconscients, portés à bout de bras par les pompiers, avec des masques à oxygène sur le visage. La suite d'une longue série : au total, depuis le 9 septembre, au moins 310 personnes ont été hospitalisées pour des difficultés respiratoires, vraisemblablement intoxiquées par des gaz toxiques, selon des ONG locales.
Ville portuaire de la côte est de la Tunisie, Gabès a théoriquement tout d'un paradis terrestre. Située aux portes du désert et à quelques encablures de la mer Méditerranée, elle abrite une oasis de 7 000 hectares - la seule oasis maritime au monde. Jusque dans les années 1960, elle bénéficiait ainsi d'une végétation luxuriante, la pêche y était fructueuse et les touristes y affluaient en nombre.
Mais son visage a changé dans les années 1970 lorsque les autorités tunisiennes ont décidé d'en faire une capitale du phosphate. Ce minerai noir, nécessaire à la fabrication d'engrais, est l'une des principales ressources naturelles du pays. Depuis cinquante ans, il est extrait dans le bassin minier de Gafsa, dans l'Ouest, puis est acheminé en train ou en camion vers le Golfe de Gabès, où il est lavé et traité. On y ajoute alors de l'acide sulfurique et de l'ammoniac pour le transformer en acide phosphorique. Il est ensuite chargé dans d'immenses cargos en direction de plusieurs pays du monde, dont la France.
Mais ce business hautement lucratif pour la Tunisie - il représentait 17 % du PIB en 2020 - a un fort coût environnemental. D'abord, parce que pour transformer le phosphate, il faut beaucoup d'eau. Sept à huit mètres cubes sont nécessaires pour produire une tonne d'acide phosphorique, soit l'équivalent d'environ cinquante baignoires, rappelle un rapport publié en 2018 par la Commission européenne. De quoi vider peu à peu les sources naturelles de cet oasis.
Outre ce besoin excessif en eau, la transformation du phosphate engendre aussi des déchets particulièrement nocifs pour l'environnement. Selon le rapport de la commission européenne, la fabrication d’une tonne d’acide phosphorique engendre à elle seule cinq tonnes de déchets sous forme de boues saturées en métaux lourds et naturellement radioactives.
On estime qu'entre 10 000 et 15 000 tonnes de déchets sont rejetées par jour, soit cinq millions par an." Au fil des années, les plages bordant les usines de la GCT sont ainsi devenues des champs de boue et l'eau s'est teintée d'une couleur mercure, entre brun et gris.
En janvier 2023, le site d'investigation Vakita analysait, dans une vaste enquête liée aux engrais fabriqués à Gabès, le taux de métaux lourds présents dans ces déchets, en les comparant aux seuils réglementaires au Canada. Les résultats sont sans appel. Sur la plage de Chatt Essalem, la principale de la région, le taux de cadmium – un des métaux lourds les plus cancérogènes – était presque 900 fois supérieur au seuil maximal fixé par les autorités canadiennes. Dans les échantillons se trouvaient aussi du zinc, 85 fois plus que le seuil réglementaire, et de l'arsenic, 112 fois au-dessus de la norme.
Résultat : la biodiversité marine s'est effondrée. “On a perdu 93 % de notre biodiversité depuis les années 1970", dénonçait l'ONG locale Stop Pollution auprès de France info en 2023. "Il ne reste que 7 % des algues qui existaient avant et on est passé de 300 variétés de poissons à moins de 20."
À cela viennent s'ajouter les nombreuses fumées toxiques, de soufre et d'ammoniac, qui s'échappent des cheminées des usines", note Moaz Elbey.
Dans son étude de 2018, la Commission européenne estimait que 95 % de la pollution atmosphérique de la région de Gabès était imputable aux fumées gazeuses provenant des usines, composées de particules fines, d'oxyde de soufre, d'ammoniac et de fluorure d'hydrogène.
"Et depuis, les données de l'Agence nationale de protection de l'environnement attestent toutes de dépassements de seuils fixés par l'Organisation mondiale de la santé pour la qualité de l'air", insiste encore le journaliste. "Et si aucun document officiel n’évalue l’impact de la pollution sur la santé des habitants, plusieurs études indépendantes ont démontré la prévalence de maladies graves, notamment respiratoires dans la ville."
Face à la fronde de la population, le président tunisien Kaïs Saïed a annoncé samedi dernier dépêcher une équipe des ministères de l'Industrie et de l'Environnement chargée de "faire le nécessaire". Mais plusieurs experts sont sceptiques sur la possibilité d'assainir un complexe inauguré il y a 53 ans.
Surtout, les autorités avaient promis en 2017 de démanteler le complexe qui emploie 4 000 personnes pour le remplacer par un établissement conforme aux normes internationales. Une promesse restée depuis lettre morte.

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