5 mars 1943 et 2 novembre de la même année
Le 5 mars 1943 ma grand-mère est montée au ciel, depuis la ferme.
C’était un exploit de premier ordre.
L’industrie aéronautique, c’est très surfait. En 1943, ma grand mère savait monter bien plus haut, et toute seule ! Et sans satellite ni fusée.
J’ignore quel moyen exact elle a utilisé. Ni d’où elle est partie pour s’envoler aussi haut.
Modestement, sans faire d’histoires, en fait, elle est partie de sa chambre. Comme on savait le faire à cette époque.
Ces vieux secrets se sont perdus.
Je ne me souviens pas de cette scène. On n’a pas voulu que j’y assiste. C’est quand on m’a conduit chez une grand-tante que ça m’a mis la puce à l’oreille. Je parle ainsi aujourd’hui mais cette expression n’a pourtant plus de sens.
Il n’y a plus guère de puces au village, et pas davantage à la ferme.
Il ne reste que les Mouches, que Jean-Paul Sartre appelle les Erynnies pour faire l’intéressant !
Pourtant, c’était bien, les puces. Les femmes portaient des jupes, et tout d’un coup, elles criaient : « J’ai une puce !. » Alors elles relevaient leur jupe très haut sur la cuisse et on voyait leur culotte. On ne bandait pas, enfin je ne crois pas, mais on était très intéressé. Elles portaient des bas, souvent avec un porte jarretelles. Leur culotte était blanche ou rose.
Et les puces étaient attirées par le haut des cuisses. Les femmes ne pouvaient pas résister, tellement ça leur faisait mal. Et ça les prenait d’un seul coup. Je ne savais pas ce qui les prenait d’un seul coup. Ni ce qui leur faisait si mal.
Je ne savais pas à quoi elles ne pouvaient pas résister. Les femmes n’étaient pas très résistantes. Faut pas leur dire, ça les vexerait, elles le raconteraient à Gisèle Halimi (encore elle !) et ça ferait des histoires.
Malheureusement, les hommes ont inventé le DDT. Par jalousie, sûrement. Pour que les autres hommes ne voient pas les cuisses de leurs femmes à eux. Qui leur appartiennent, à eux. Et même s’ils ne les ont pas exactement achetées.
Si les autres voyaient leurs cuisses, ils connaîtraient le mode d’emploi, et ensuite ils pourraient s’en servir, en douce et gratuitement.
Ils les useraient, sans payer les réparations.
A partir de 1945, je me souviens que le DDT, on en poudrait partout.
On pulvérisait, c’est ça le mot exact.
Les femmes ont moins relevé leurs jupes. Forcément, ça faisait comme un brouillard, le DDT, alors les puces elles se méfiaient. Les femmes aussi. Les puces se sont perdues dans le brouillard du DDT…
La vie enfantine, elle, a perdu beaucoup de son charme.
Les puces, j’ai d’abord cru que Jeanne d’Arc en était recouverte. Pour cette raison, elle devait soulever certainement sa jupe. On disait d’elle que c’était la pucelle.
Une pucelle, c’est une femme qui a vraiment beaucoup de puces.
Un élevage.
Elle était très connue à Orléans et on était originaires de la Beauce. Alors Jeanne d’Arc, c’est dire si on connaissait. Et puis à Issoudun, il y avait la rue des Pucelles. Juste derrière l’église Saint -Cyr.
Mais Jeanne d’Arc portait une jupe en fer, une armure, ça devait être difficile à soulever. Et c’était moins intéressant, parce que le fer est froid, déjà à cette époque.
En plus le fer est coupant !
Quand une femme était âgée, elle n’avait plus de puces. Les puces n’aimaient pas les vieilles femmes. Les vieilles femmes on les aimait, nous, parce qu’elles nous cajolaient. Elles nous prenaient sur leurs genoux. C’était doux et chaud comme un nid, les vieilles femmes.
Elles étaient caressantes, rassurantes. Pas excitantes. Elles nous grattaient doucement où ça nous démangeait.
Quand on est petit, ça démange toujours à un endroit ou à un autre.
Le paradis, c’est pour les gens propres ! (19 octobre 2001)
Arthur Rimbaud a écrit un sonnet sur les chercheuses de poux.
Les vieilles femmes avec les poux, c’était beaucoup plus agréable que l’instituteur, qui nous faisait tondre, très haut par-dessus les oreilles.
Les vieilles femmes ne nous excitaient pas, mais c’était bien, elles employaient une autre méthode. Aujourd’hui je dirais simplement : féminine. Ou maternelle. Une femme, surtout une vieille, c’est fait pour gratter doucement la peau. Elles nous parcheminaient la peau pour la renforcer, à cause de la vie qui serait dure, plus tard.
Il faudrait avoir la peau dure. Pour supporter la vie jusqu’à la fin.
Et moi je traînais l’idée de la Mort, j’allais pleurer dans les buissons, j’avais honte.
Pour ma grand-mère, je n’ai pas beaucoup pleuré parce qu’on me disait qu’elle était partie en voyage. Montée au ciel, mais elle reviendrait un jour. Je la cherchais au ciel, par les soirs d’été, surtout.
Je ne l’ai jamais revue, jamais. Le ciel était trop grand. Je ne regardais pas au bon endroit, mais je savais qu’elle était là-haut. J’en étais sûr.
Le 5 mars on m’avait donc évité les derniers moments de ma grand-mère. On m’avait conduit chez une grand-tante.
A l’abri de la Mort. Je n’ai donc pas vu les opérations qui ont suivi.
La toilette notamment.
On disait la toilette, au singulier. Aujourd’hui on dit les Toilettes au pluriel. Mais c’est pas la même chose. On a d’abord dit les « cabinets » et ça m’étonnait, parce qu’on disait aussi un « cabinet ministériel ». Après on a dit les WC et comme c’était les initiales de Winston Churchill, on a rectifié.
On a dit les « Vécés ».
Flash du 20 Février 1951
J’ai bien failli rater une nouvelle qui vient de tomber à l’instant sur nos téléscripteurs. On parle comme ça en 1951.
Donc voilà le flash, il tient toute la première page du Journal.
André Gide est décédé hier soir, à 16h42.
S’il était décédé à 16h43, la face du monde en eût été changée et surtout l’interface du monde, me souffle son ami pédéraste, Ali.
A l’époque, les Arabes étaient encore instruits. Ca a duré jusqu’en 1970 à peu près. La preuve, ils travaillaient dans les usines métallurgiques et ils fabriquaient des culasses de bagnoles sans jamais faire de mauvais jeux de mots.
A cette époque, les Arabes étaient très bien élevés. Ils se contentaient d’un tout petit salaire.
Les Français étaient déjà grossiers comme des porcs. Ils n’ont pas changé, mais ils sont pourvus d’une sorte de vernis qu’ils appellent l’élégance. Un vernis marin, qui protège du gel et de toutes les autres intempérances. Bon j’arrête, on y reviendra, sinon, mon flash va ressembler aux autres chapitres.
(Un bon vernis est garanti par une marque : Adidas, par exemple. Ou Nike. Ou simplement Ripolin. Voire « Valentine la bonne peinture ». C’est une parenthèse dans la parenthèse. Ca coupe un peu le rythme ! Déplacez moi ces deux lignes et placez-les à la fin du livre…)
Et les lecteurs vont être déroutés. Retenez l’essentiel : André Gide est mort le 19 février 1951.
Répétez trois fois, ça y est ?
Vous êtes instruit et je vous décerne les Palmes académiques, la Médaille des Epidémies et même, en prime, la Grand Croix de la Légion d’Honneur !
Vous l’équiperez avec des roulettes et un petit moteur électrique, demandez à Bolloré, ce sera une Croix Lib’.
(J’ai vu, un jour de 1991, Place Pigalle à Paris, un type qui tirait un Christ mesurant approximativement 175 centimètres. Il l’avait monté sur roulettes. Cette histoire est authentique.
Ce catholique de bonnes dimensions m’a semblé plein de bon sens. Si le vrai Christ avait eu cette idée il lui aurait suffi d’équiper ce dispositif d’un petit moteur et il serait arrivé au sommet du Golgotha en pleine forme.
Seul inconvénient : les catholiques en 2012 seraient beaucoup plus nombreux, et ils créeraient des embouteillages considérables aux abords des églises. )
Mars 1943. Les morts sont propres !
Je reviens à la toilette du mort. Il faut être propre pour aller au ciel. A l’entrée du paradis, il y a un genre d’instituteur qui vérifie les tours d’oreilles, les cheveux trop longs, la blancheur du cou. Bref, le bon déroulement des opérations.
Sans compter les mains. Avec les mains sales, on va en enfer.
« Opérations » n’est sûrement pas le mot juste. Je croyais aussi qu’on passait un peu d’eau de Cologne. Un mort qui pue, ça n’entre pas au paradis. Ca provoquerait des maladies nosocomiales, même si le mot n’existait pas en 1943.
Peut-être le cancer du Saint ?
Je préfère ne pas y penser !
Je suis revenu huit jours après l’envol de ma grand mère.
Je sais qu’il faisait frais mais ce souvenir est confus. Je sais que j’ai été très surpris par l’absence de ma grand mère. Partout où j’allais, elle n’était plus là.
On m’a fait réciter des prières parce qu’elle était au ciel, et, au ciel, on entend mieux les prières. Forcément, les prières, ça part en montant. Dieu fait pas du rase-mottes ! Ca donnerait lieu à des plaisanteries déplacées. Et puis, surtout, l’acoustique est meilleure ! Dieu a le pognon nécessaire pour se payer du matériel haut de gamme.
Jamais de larsen, au paradis !
Dieu est soutenu par les banquiers de toute la planète. Il est à la tête de la plus grande multinationale du système solaire !
(C’est une réflexion d’aujourd’hui…A l’époque on connaissait que les petites entreprises.)
Elle nous regardait, ma grand-mère, et elle voyait tout ce qu’on faisait. Elle entendait tout. Elle était drôlement bien planquée (c’est encore un mot d’aujourd’hui) on ne l’apercevait jamais.
Mais je sentais sa présence au-dessus de ma tête. Elle continuait de prendre soin de moi.
Elle, si loin pourtant.
Du danger de la religion catholique (11 mai 1951)
Les premières violettes jaillirent alors dans les allées, dès la fin du mois de mars. Et d’un seul coup ! En 1943, les violettes ont un parfum. J’aurais pu dire « exhalent », je suis pas plus con qu’un autre, mais ça aurait fait prétentieux.
En plus il existe des violettes blanches ! Toutes les plantes et tous les animaux ont un parfum ! C’est obligatoire, sinon on ne pourrait pas faire de vraies rédactions.
Il y a encore mieux que les violettes, c’est les ultra violettes. Des extrémistes ? (c’est vers l’an 1975 que j’apprendrai ce mot.)
Puis celui de la mère Bettencourt, qui fabrique des faux parfums pollués, mais le peuple, qui s’appelle aujourd’hui le « grand public » parce qu’il n’a plus de travail et qu’il est toujours en train de regarder des guignols sur les écrans, le peuple croit que c’est des vrais de vrais garantis pur porc.
Avec les violettes, j’ajoute les premières fleurs d’épines noires, mais on disait les « prunelliers » ! Oui, vous avez deviné, ici je reprends l’observation de Marcel Proust à propos des premières fleurs d’aubépines. Il voudrait épuiser le parfum de ces fleurs, et il n’y parvient pas. Je crois que ça l’étonne beaucoup, et qu’il voit l’idée d’éternité…Baudelaire dit que le parfum fait appel au plus mystique de nos sens…
Je reprends… Les premières églantines aussi, mais je les ai rajoutées plus tard, pour que ce soit plus complet. J’ai rajouté encore les acacias blancs, sans savoir que c’était des faux robiniers. De toute façon, un paysage avec des fleurs fausses, c’est une tricherie. Et puis les plantes ne savent pas qu’elles ont des noms. Ce sont les imbéciles qui raisonnent ainsi. Ils classent les plantes et les animaux selon des critères à eux. C’est très dangereux.
Ca a même donné lieu à une bataille sanglante : la « Querelle des Universaux. »
Ces plantes ne fleurissent pas en même temps, mais dans la mémoire, c’est vrai. Et puis je ne les ai pas rajoutées trop brutalement, mais année après année.
Patiemment.
Ce n’est donc pas une tricherie. Ca ne se voyait pas. J’ai fabriqué ainsi un super bouquet imaginaire et merveilleusement odorant.
Après la mort de ma grand-mère, la ferme a été déserte. Déshabitée. Et pourtant ils étaient tous là, les habitants. Mais elle manquait douloureusement, ma grand-mère. Elle s’appelait Albertine, il faut dire.
A l’époque ça faisait pas vieux, Albertine, et puis les vieux n’étaient pas déshonorants.
On n’était pas obligés de les cacher dans des camps, comme aujourd’hui. Ils boitaient souvent. Ils bavaient un peu. Ils avaient la goutte au nez. A cause du Grand Air.
Quand ils fuyaient trop du nez, on disait : « de la morve ». Alors ils sortaient un mouchoir grand comme un drap. Un petit drap, avec des carreaux.
Ils souffraient mais ils savaient souffrir.
Un beau jour, ils en avaient marre, alors ils s’allongeaient et ils savaient qu’ils ne se relèveraient jamais. On les transportait dans leur chambre. Ils avaient une croix au dessus de la tête, accrochée au mur, au-dessus de leur lit.
Une sorte d’épée de Damoclès, mais j’ai appris ça plus tard.
Je trouvais ça dangereux, les croix. Plus tard, quand j’en ai vu d’autres, des morts. Des morts qui ne sont pas de la famille, on a le droit de les voir, avec la croix mal attachée au-dessus de leur tête.
C’est les morts des autres, c’est pas vraiment grave.
Avec la croix au-dessus du lit et du buis, accroché aussi.
Le buis porte bonheur aux morts. Il leur évite les rhumes et les fluxions de poitrine.
Mais si la croix se décrochait, ça leur portait malheur, et ça leur crevait un œil…C’est arrivé une fois. On disait que c’était un miracle.
Sans le miracle, le mort aurait eu les deux yeux crevés. Et peut-être une fracture du crâne. La fracture du crâne, c’est pourtant rien qu’un supplément, mais c’est un mauvais miracle.
Je mélange tout, alors je ne comprends rien…
Par-dessus les moulins (Mars 1942)
Ma grand-mère portait un bonnet, comme toutes les femmes bien élevées. Elle ne l’avait pas jeté par-dessus les moulins. J’avais entendu cette phrase, une fois, dans une conversation et c’était un signe de mauvaise moralité.
Si je me souviens bien.
On n’avait pas de moulins, par mesure de précaution. Je le dis ça maintenant parce que je ne savais pas mettre d’ordre dans ma vie.