Par-dessus les moulins (Mars 1942)
Ma grand-mère portait un bonnet, comme toutes les femmes bien élevées. Elle ne l’avait pas jeté par-dessus les moulins. J’avais entendu cette phrase, une fois, dans une conversation et c’était un signe de mauvaise moralité.
Si je me souviens bien.
On n’avait pas de moulins, par mesure de précaution. Je le dis ça maintenant parce que je ne savais pas mettre d’ordre dans ma vie.
Elle était encore trop courte, ma vie, pour avoir un sens. Un moulin, c’était un moulin à café, pour moi. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi c’est mal de jeter son bonnet par-dessus un moulin à café.
D’autant plus qu’il n’y avait pas de café, mais de l’orge qu’on faisait griller dans le four à pain. On avait rallumé le four à pain, avec des fagots, puis on attendait qu’ils soient brûlés. Ca nous avait bien amusés. Et puis les fagots s’étaient éteints, on avait enlevé les cendres. C’était le four qui chauffait, pas les flammes. On trouvait ça bizarre.
C’était presque aussi un miracle.
Les miracles me rappelaient la Mort.
Les miracles étaient mauvais.
Finalement, je ne sais pas si on l’a enterrée avec son bonnet, ma grand-mère.
Et ça m’a tracassé longtemps, parce que le bonnet, pour moi, il faisait partie de ma grand-mère.
J’avais déjà près de trois ans et j’améliorais ma connaissance de la vie.
Petit à petit.
Je sentais bien que c’était une énorme vacherie qu’on m’avait faite.
Mais trop tard, c’était fait, maintenant ! Oui, c’était trop tard…il aurait fallu ne pas naître du tout…
« Le plus grand bonheur est de ne pas naître. Une fois né, c’est de rentrer dans le néant le plus vite possible. »
Cette remarque est de Sophocle, un vieux, pas de ceux qu’on voit affalés sur les bancs dans les villages, vers 1945. On les dépose là pendant que les femmes préparent le rata, ou qu’elles font le ménage, pour qu’ils les gênent pas, vu qu’ils vont à des vitesses trop lentes. Ils sont quasiment en stationnement bilatéral. Sophocle, il est connu que dans les livres, il est encore bien plus vieux que ma grand-mère. Ils n’ont pas pu se rencontrer.
Sophocle, il vivait au 5ème siècle avant Jésus-Christ, pas dans la région. Je ne l’ai découvert que très tard, vers 65 ans.
Sophocle écrivait des tragédies. C’est quoi, une tragédie ? C’est de naître et puis de mourir après, parce qu’on est bien obligés.
Comme quoi les Anciens n’étaient pas aussi bêtes qu’on le dit aujourd’hui ! Ils ne savaient pas se servir d’un ordinateur, comme les jeunes de maintenant.
Ils ne connaissaient ni m.d.r ni lol.
Ils n’étaient pas évolués.
Mais ça ne les handicapait pas du tout, puisque les ordinateurs n’existaient pas. Du moins à la ferme. Quand une chose n’existe pas, on ne peut pas en avoir envie.
Entre 1940 et 1950, il y avait très peu de choses à vendre.
La Bricoline et la Cuisinière
Le 2 novembre 1943, est arrivée la Marthe. J’avais donc deux ans et cinq mois.
Elle était d’abord la Bonne, au début, ou la Bricoline.
Au dessus d’elle, il y avait la Cuisinière. La Cuisinière lui avait ordonné de laver le carrelage, mais j’ai oublié le mot exact, parce que la cuisinière était bretonne et elle parlait dans son langage à elle.
Mon père disait qu’elle était de « Pousse ta Gamelle ».
Mais j’ai compris plus tard que c’était sûrement une blague.
La femme de Pousse ta Gamelle disposait d’une vraie chambre, avec des barreaux en fer. Elle avait une porte qui communiquait avec la laiterie. La laiterie, puisqu’il faut tout vous dire, c’était une pièce sans aucune porte qui aurait pu ouvrir sur l’extérieur. Une fenêtre étroite, avec des barreaux. Dans la laiterie, je me souviens bien du fromage, du beurre et du lait. Le beurre, on le plaçait en mottes dans des moules (attention, ces mottes et ces moules, c’est pas des cochonneries, cet ouvrage s’adresse à de futurs ethnologues, de ceux qui sauront lire écrire et compter couramment ! Cet ouvrage est un document ! Il pourra donner lieu à des thèses de doctorat). C’était astucieux, parce que le moule dessinait une vache !
Il y a aussi des pâtés, des conserves, des pots en grès qui contiennent du cochon, et une branche de vigne que l’on conserve, accrochée au plafond, jusqu’à la Saint Vincent (21 Janvier). La vigne, c’est de l’Othello, mais ça n’a rien à voir avec la pièce de Shakespeare, qui porte le même nom, et que l’on désigne sous le nom de « Chat qu’expire ». Vous savez sûrement combien les enfants sont facétieux, et aussi vous connaissez la fable de La Fontaine : « Cet âge est sans pitié ! »
Vous ne connaissez pas encore la formule magique de Sigmund Freud (non, il a pas été gazé !), alors la voilà : « L’enfant est un pervers polymorphe ».
La femme de Poussetagamelle elle s’appelle Marie mais on dit la « Grand’Marie » pour simplifier. Elle est en somme la gardienne du fromage et du cochon. Notez au passage, c’est plus facile de garder un cochon, découpé en tranches dans un pot en grès, que dans un champ où il se livre à toutes les incongruités que la libre circulation lui permet.
Pour laver le carrelage, la Marthe était obligée de s’accroupir et c’était encore plus intéressant que les puces. On voyait sa culotte blanche, en entier. Et ça durait longtemps. Comme j’étais petit, je pouvais voir de près, mais je n’ai jamais vu que la culotte. J’aurais aimé voir en dessous. La Marthe avait 17 ans et c’était mieux que la bretonne.
La Marthe faisait aussi le coup des puces, mais plutôt le soir et on ne pouvait pas prévoir le moment.
C’était un numéro surprise.
Je trouvais que c’était dommage et je ne savais pas pourquoi elle ne faisait pas plus souvent une représentation, comme pour le colis des prisonniers. A la rigueur on se serait passé de la musique.
La Marthe, elle n’a pas de chambre à elle. Elle dort dans la cuisine et dans « un lit pliant ». Le soir, elle déplie le lit, qui était avant un genre de meuble recouvert par une housse. Elle est plutôt mieux lotie que la Grand Marie, parce qu’elle est juste à côté du poële. Et bien protégée du dehors par des murs de quarante centimètres, et en plus dans un coin. Elle est aussi à proximité du four. Il en sort souvent une ou deux souris mais en 1943 on n’a pas peur des souris. Les rats, il faut être habitué, mais eux, ils voyagent au-dessus de nos têtes, entre un plancher et un plafond de briquettes. On les entend en permanence, la nuit. Parfois, mon père, excédé, trouve qu’ils ont passé les limites, alors il soulève une briquette et il glisse de la « mort aux rats ». On est tranquilles pendant deux jours. Mais faut bien l’avouer, c’est une solution inhumaine. Dans ce cas on dit que « c’est vache ».
J’ai pourtant jamais vu une vache empoisonner des rats.
Bon, la Marthe, la voilà au lit recouverte d’un couvre pieds qu’on dit « américain ». C’est un genre de couverture molletonnée. Et par-dessus on place un gros édredon rouge. Sous un édredon rouge, on n’a jamais froid. Au début, on a fait chauffer une brique, on l’a enveloppée avec un journal et voilà pour les pieds.
Les laboureurs dorment dans une pièce commune, que mon père appelle un « dortoir ».
Au milieu un poêle à bois ou à charbon. Un long tuyau.
Les sept lits sont des caisses, sur lesquelles on a passé une peinture marron clair.
Ils disposent d’une paillasse. Ils ont des draps, des couvertures.
Dans la journée, la bricoline vient faire leur lit.
Ils n’aiment pas ça.
Sous leur lit, il y a toujours de la terre, qui est tombée de leurs sabots galoches.
La bricoline veut la balayer.
Les laboureurs n’aiment pas ça du tout. Ils sont trop attachés à la terre. La terre n’est pas sale, pour eux.
Ils veulent de la terre sous leur lit.
Les laboureurs sont intelligents et très prévoyants : ils s’habituent à la Mort.
La Mort dans la terre.
En novembre 1942, une petite fille de 2 ans est décédée du croup. Le mot a résonné longtemps dans ma tête. J’entends encore le coup de revolver. Le coup de canon, plutôt.
Le croup me faisait peur.
La Mort me faisait peur.
La Mort était là, tout autour.
On l’entendait gronder, la Mort…on l’entendait rôder. La nuit, elle en profitait et elle venait faire une ronde avec ses sœurs, autour de la maison. On aurait dit une « danse macabre » si on avait connu l’expression.
Une nuit j’ai aperçu ses yeux blancs et ça m’a réveillé.
La Mort me surveille en permanence et j’écris pour la tuer.
J’écris dans tous les registres : le genre sérieux et grave, façon Baudelaire :
« Ô Mort vieux capitaine il est temps levons l’ancre… ». J’écris dans le genre grotesque, j’écris son nom sur les murs, dans les champs immenses en lettres considérables, j’écris à l’encre de Chine, c’est indélébile, on ne peut pas y échapper. Elle n’a que des os et elle court vite en émettant des grincements, son visage est effrayant, le fameux nez camus et les orbites vides, j’ai beau me réveiller, elle est là, sortie d’une gravure d’Albert Dürer, sortie d’une fable de La Fontaine, sortie d’une tragédie classique. Elle dégouline des livres de littérature, elle bave et je cours devant elle, et je me réveille…
…Et elle est encore là.
La Mort.
11 décembre 1937 : Emmanuel Mounier est un con !
Bien que ça n’ait pas de rapport direct, et que je sois à -3 ans, voici ce qu’écrit l’onctueux Emmanuel Mounier, fondateur de la revue « Esprit » à propos de « Bagatelles pour un massacre » de Céline, paru le 11 décembre 1937 et ça m’énerve :
« Si j’entends bien l’intention de l’auteur, ce livre signifie : petit travail sans valeur, pour exciter les gens au meurtre » écrit ce con de Mounier.
Il faut te payer un ophtalmo, Mounier ? Tu entends très mal ! Et tu regardes même pas la couverture des bouquins que tu achètes. Mounier tu es sourdingue et taré !
La couverture comporte en gros caractères :
« Pour bien rire dans les tranchées ».
Est-ce que tu lis, cette fois, Mounier ?...c’est de l’humour noir.
Et puis n’oublie pas : t’as été pro-nazi jusqu’en 1941.
Il ne s’agit pas, pour Céline, d’exciter les gens au meurtre des juifs, mais d’éviter la seconde guerre mondiale, salopard ! Un bon coup de pied dans ta gueule de mastiqueur d’hosties, ce serait pas déplacé…Ca colle aux dents, les hosties ? Faut les sucer pas les croquer !
T’as qu’à faire comme les curés avec les paroissiennes.
Je sais que je suis hors sujet, mais justement en plein dans le sujet !
Il est vrai que beaucoup de catholiques ont mis un point d’honneur à ne pas comprendre. Les exceptions sont donc d’autant plus méritoires.
Finalement j’ai été un peu dur avec Emmanuel Mounier. Il y en a des pires, parmi les Catholiques, qui vous pendent aux arbres comme pour la Saint Barthélémy.
Ils vous arrachent les ongles, vous écartèlent avec des chevaux, un pour chaque membre. Vous coupent la langue et la font frire avec des petits oignons pour donner à manger aux enfants de chœur.
Mounier, il a rien fait de tout ça. Il est donc moins gravement atteint, il cause, il cause, c’est tout ce qu’il sait faire…Il est vrai que ces vieilles coutumes ont disparu depuis longtemps dans nos régions…
Vers 1950, on va en « retraite » de communions, mais certains sont inquiets : « la retraite, déjà ? »
Et ça va vite disparaître, les curetons et les bonnes sœurs, surtout dans les années 60-70. La concurrence est trop forte avec les supermarchés. Et puis on a le droit de pousser des caddies et de se servir tout seul. Sans compter la promo sur les hosties.
Ici je parle des jeunes qui sont nés vers 1950-55.
Ils ne communient même plus, ces mécréants !
Pauvre France !