Triste fin des Anciens combattants (11 novembre 1967)
Les Anciens Combattants, cette fois, ils étaient vexés, ils disaient que la guerre, c’était plus ce que c’était, elle était devenue trop facile, que ça valait pas les tranchées avec les baïonnettes. Les Nouveaux tenaient leur revanche !
On se foutait de la gueule des Anciens. On les appelait « grand père », on les asseyait, de force, dans un fauteuil. Parfois on les attachait, parce que sinon, ils tombent.
Ca fait mauvais effet devant les voisins. Déjà qu’ils se chient dessus. Enfin, dessous !
Les Anciens Combattants passaient le reste de leur vie à ronchonner.
Fallait pourtant qu’ils se reposent, ils n’étaient plus dans le coup.
Ils ne servaient plus à rien !
Plusieurs se sont coupé la moustache. Ils rasaient les murs quand ils allaient toucher la retraite du combattant. Ah ! ils n’étaient pas fiers ! Peu à peu ils se sont voûtés.
Renfrognés.
Après ils se sont dispersés dans les jardins. Pour semer des salades et planter des poireaux.
Honteux. Ils nous foutaient la paix. Et il y avait du grillage autour des jardins, comme ça, ils pouvaient pas s’évader. D’ailleurs ils n’étaient pas en bon état.
Ils ont commencé à boitiller ver 1950. Plusieurs sont morts, ils disaient qu’ils avaient été gazés, eux…
Mais on ne les écoutait pas.
On utilisait le gaz pour la cuisine depuis plusieurs années.
Ca s’appelait Butagaz ou Primagaz ! Les Anciens Combattants disaient : « de l’Ypérite ».
J’ai jamais vu de bouteilles d’Ypéritagaz en vente libre !
Les Anciens combattants, c’étaient des menteurs !
Cette année-là, en 1946, on a dû se rabattre sur les crimes. Je veux dire les « crimes atroces ». Pas les petits crimes minables avec un seul cadavre allongé dans la cuisine. Pas les crimes qui font rigoler. Non les crimes atroces, je viens de vous le dire !
A côté de la hache qui lui a fendu le crâne, il faut voir le cadavre…
Non, je vous répète, les crimes mystérieux, les crimes nocturnes, les crimes qui durent, dont on faisait semblant de ne pas connaître les auteurs. C’était encore des jeux, c’était encore la fête puisque le sang coulait, et puis se caillait au petit matin…
S’agissait d’entretenir l’ambiance. Des crimes policiers, quoi !
Parce que si on connaît la fin de l’histoire tout de suite, c’est moins rigolo. Il faut que ça occupe, le temps de reconstruire les maisons, d’approvisionner les commerçants. Comme ça on pense à autre chose.
Fallait un genre de roman qui durait des mois, des années.
On manquait encore de papier, alors, ce qui comptait c’est la transmission orale, et à voix basse. Sur les journaux, des épisodes très brefs.
On vivait encore une époque silencieuse, sournoise, on se regardait de travers, mais c’était trop tard pour dénoncer les voisins.
A qui on aurait dénoncé d’abord? Et qui ? Et pourquoi ? Et puis ça rapportait plus rien…
Les Boches manquaient, les Boches nous manquaient. Il restait deux trois prisonniers dans le bourg. On aurait pu en profiter pour les tabasser.
A coups de fourches par exemple.
En tuer au moins un ! On ne l’a pas fait. Ca se serait appelé un crime. On aurait eu des histoires !
Il y a même des femmes qui ont couché avec les prisonniers boches.
Pas beaucoup, mais une ou deux. Il y a peut-être eu des fils de Boches, fabriqués sur place ?
Par le fait ils étaient français.
On ne les a pas tondues.
On n’a même pas étranglé les nouveaux-nés.
On n’avait plus la foi.
Les Anciens combattants glissaient de leur lit les uns après les autres.
Désespérés.
Ils se fracturaient le col du fémur, le plus souvent, et ils en mouraient.
Pour les femmes qui avaient couché avec des prisonniers boches, c’était entré dans les habitudes.
Et puis, on en avait marre de la tonte, et d’ailleurs, on n’avait plus de moutons en 1946.
Les tondeuses étaient rouillées, elles grinçaient.
Ca agaçait les dents, comme des raisins verts.
La tondeuse, c’était devenu moins marrant.
Très vite, ça n’intéressa plus personne.
D’ailleurs on n’a plus jamais tondu les femmes.
Les seules tondues que j’ai revues, c’est bien plus tard, vers 1975-80.
Elles se tondaient elles-mêmes et ça n’avait plus de rapport avec les Boches.
La plus connue, elle s’appelait Brigitte Fontaine, mais ça n’a rien à voir.
Si elle a couché avec des Boches, c’étaient des Allemands, et c’était autorisé, maintenant !
En 1946-1947, les blés ont gelé
Au cours de l’hiver 46-47, les blés ont gelé.
Je répète : au cours de l’hiver 46-47, les blés ont gelé !
(1) Version traditionnelle (avec poésies) :
Alors les paysans ont levé les bras au ciel en faisant des prières excessives :
Ah ! Nom de dieu de Bordel à cul y a plus de Bon dieu !
Ils étaient là à la lisière des champs, un peu ridicules.
J’ai pensé qu’ils n’avaient peut-être pas choisi les bonnes prières pour ressusciter les blés! Ils arrachaient un pied de blé misérablement jauni par la gelée.
Ou plutôt par Dieu lui-même.
Ils l’observaient longuement et parfois ils crachaient dessus. Par le fait, ils crachaient sur Dieu, par procuration.
Ils auraient dû se montrer plus modérés, plus humbles. Je me suis dit : les pauvres sont sûrement plus bêtes, sinon ils auraient tué les riches, pour prendre leur place.
Je ne savais pas que je citais Montaigne, c’est normal, je n’en avais jamais entendu parler !
Ils auraient tué tous les riches et ils se seraient prélassés près des femmes qui étaient demeurées chaudes malgré les grands froids.
Elles avaient un poêle à l’intérieur, les femmes. C’est ce que je me disais.
Un Mirus, comme chez nous dans la salle à manger où l’on ne mange jamais.
Certaines femmes ne gèlent pas complètement.
Enfin c’est une idée comme ça. Peut-être qu’ils avaient leurs raisons, après tout, avec ces prières !
Evidemment les plus petits parmi les paysans, ceux qui mesuraient 5 à 10 hectares, agitaient des moignons ridicules, qui ne risquaient pas d’atteindre le Seigneur. Ils auraient mieux fait de se planquer, ça faisait une très mauvaise impression au Créateur.
Il disait, le Créateur, que c’était pas possible qu’il ait fabriqué des hommes aussi petits.
Il voulait pas reconnaître qu’il s’était planté dans les dosages.
Il était de mauvaise foi…
Or Dieu ne se trompe jamais.
Il avait honte, le Créateur !
Heureusement, à gémir ainsi à la corne de leurs misérables champs, beaucoup sont morts, abattus sur place par le grand vent du nord, qui les a emportés on ne sait où, faut demander aux poètes, ils ont l’air de savoir comment ça se joue, cette comédie-là.
Ils répètent souvent que les souvenirs s’en vont avec le vent…exemple :
« Que sont mes amis devenus
Je crois le vent les a ôtés
Et il ventait devant ma porte
Les emporta… »
(Rude Bœuf, c’est son vrai nom, ah vous allez vous instruire !)
Ce dont je me souviens surtout c’est que certains petits paysans sont devenus cinglés.
Ils se sont mis à lancer leurs chapeaux en l’air, et d’autres s’étaient trompés de saison, alors ils balançaient des chapeaux de paille. Aussi sec, des gars aux gros mollets poilus ont sorti des calibres 12 de leurs sabots galoches et se sont mis à tirer dans les chapeaux.
Je n’insiste pas sur le caractère grotesque de cette scène, surtout qu’elle peut s’expliquer, après tout.
Surtout chez les plus petits, que les gros n’avaient pas encore mangés.
Il y en avait des plus gros, parmi les paysans, qui agitaient des fourches de 50 hectares, mais Dieu était beaucoup plus haut que ça. Ils avaient mal mesuré la hauteur à laquelle Dieu se promène dans la voûte céleste.
Il paraît même que ça le faisait ricaner !
Finalement, seuls les très grands paysans, ceux dont les fourches mesuraient entre 300 et 500 hectares ont réussi à survivre. Grâce à une méthode très simple : ils ont bouffé tous les petits. A la croque au sel, je me souviens très précisément. Ils n’en ont fait qu’une bouchée !
Après ils avaient des gros ventres avec des billets de banques à l’intérieur, des bons au porteur, des actions, des obligations, des carnets de chèque à l’état brut, et un peu de monnaie pour se payer le Ricard !
Un grand gaillard a mis fin à ces divertissements. Il a dit :
« Ca suffit, on est pas au ball-trap ! »
On peut décrire la scène autrement. Parce que je l’ai vue aussi autrement.
(2) Version plus sobre et catholique romaine :
Au cours de l’hiver 1946-47, les blés ont gelé.
Mais les paysans se sont souvenus de leur catéchisme qu’ils avaient pieusement appris par coeur : les premiers seront les derniers. Les plus cons seront les moins cons, mais ils en tiendront quand même une sacrée couche !
Certains, petits ou grands, se sont sentis unis dans le même malheur.
Dieu, dans sa grande bonté, leur envoyait une épreuve, afin qu’ils pussent monter au Paradis, plus tard et dans de bonnes conditions. Sur une échelle de corde notamment.
Les paysans avaient emporté des bracelets bénis, des brassards miraculeux, et des petites croix qui portaient bonheur. Ils entonnaient des chants distingués :
Alleluïa ! Merci Mon dieu ! Notre Père qui êtes aux cieux ! Je vous salue Marie…
Ils avaient revêtu leurs costumes de premiers communiants, et pour certains leurs costumes de mariés, et pour beaucoup, c’étaient les mêmes costumes parce qu’ils n’avaient pas grandi, à cause de la malnutrition, des tickets de rationnement et aussi parce que le mariage empêche de grandir…et puis il fallait des bons pour obtenir un costume ! La communion était rationnée ! Les hosties se vendaient sous blister, en rations de un gramme cinq.
Alors Dieu les entendit et il dégela les blés chez les personnes méritantes.
Il dégela les rares femmes encore congelées et il passa une bonne pulvérisation de Saint Esprit au Round-Up. Alors il dit :
Broutez, car ceci est mon sang !
Alors les paysans se sont mis à brouter les femmes, car ceci était son sang.
Les petits paysans s’envolèrent au ciel et les grands arrivèrent avant eux, forcément avec des ailes de 500 hectares.
Il n’y eut pas de bousculade. L’ordre régnait, et la paix aussi dans les cœurs.
Alors le Seigneur s’adressa à ses créatures :
« Ne vous enculez pas le Vendredi Saint et tout ira bien…de toute façon j’ai préparé les Saintes Huiles de Pénétration !... »
(3) Il me reste une version, plus neutre, et très brève :
« Au cours de l’hiver 1946-47, les blés ont gelé. »
(Pour ces trois versions concernant le gel des blés, je me suis inspiré de Chris Marker dans « Lettres de Sibérie ». Chris Marker est un génie du film documentaire)