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Au réveil, ce lundi-là, j’avais éprouvé une sensation bizarre, en m’étirant. Mon bras avait touché involontairement la lampe de chevet et j’avais senti qu’elle était molle. J’avais cru d’abord que la fin d’un rêve nocturne se poursuivait dans la réalité du matin, comme ça m’arrive parfois, durant une fraction de seconde.

Mais là, j’ai recommencé, j’ai tâtonné, j’ai touché à nouveau la lampe, pour voir.

Elle était vraiment molle.

J’ai essayé d’allumer pour m’assurer que j’étais bien éveillé. Mais il est très difficile d’appuyer sur un bouton mou, la pression est toujours insuffisante, aussi il m’a fallu une demi-douzaine de tentatives. Aujourd’hui, je me dis que j’aurais peut-être mieux fait de ne jamais allumer et d’en rester là. Je me serais saisi du tube d’antidépresseurs, j’aurais tout avalé d’un coup, avec une bouteille de Bourgogne par dessus, et c’aurait été fini.

Je n’aurais pas connu la suite de l’histoire, mais depuis 63 ans que ça durait, je pensais bêtement que rien ne pouvait plus jamais changer, que l’humanité serait toujours aussi moche, mais bon, j’irais jusqu’au bout tant que ce serait tolérable.

C’était tolérable, en effet. J’avais réussi à compenser la médiocrité de la vie quotidienne, l’imbécillité grégaire de mes contemporains, en pratiquant la dérision systématique, non seulement par l’écriture, mais aussi dans la vie de tous les jours. En gros, j’estimais pouvoir tenir comme ça encore au moins dix ans et puis après, vu ma consommation d’alcool, en principe je devais me payer une maladie rapide et décisive, vu « l’espérance de vie » comme ils disaient. On verrait plus tard.

Je remettais toujours à plus tard.

J’ai fini par allumer et la lampe a éclairé la chambre dans sa totalité. Au début, c’était une sensation, je ne peux pas dire que j’y ai cru tout de suite. Je voyais bien le plafond qui fléchissait au-dessus de moi. Les murs qui se ridaient. Les étagères qui ondulaient. Je me suis frotté les yeux, en vieillissant, il arrive toutes sortes de maladies. Des maladies rares parfois, de celles qui atteignent dix personnes sur la planète, mais n’empêche, quand on fait partie du lot, on est bien baisé quand même. Des maladies orphelines, ils les appellent comme ça. C’est plutôt poétique, on devrait être content d’être touché par un mal aussi beau, avec ce côté mélo.

Toutefois, ces premières impressions ne m’affolaient pas. Je me suis dit : « Bon, le monde est un peu mou, depuis le temps que je le répète, ça aura atteint aussi le décor, l’environnement, pas seulement les gens. »

J’allonge le bras vers ma femme, cinq bonnes minutes plus tard elle me répond, d’une voix incroyablement lente :

-Sois pas aussi brutal !

-Mais je t’ai à peine effleurée…

Alors je pose ma main sur son bras, sa tête, son épaule et je suis bien obligé de constater que ma femme est toute molle. Je me dis bon, c’est un truc pour me faire chier, elle a du regarder la télé très tard, une merde avec Fogiel ou Ardisson, je l’avais pourtant mise en garde contre ces abrutis… elle est très fatiguée, peut-être un peu ramollie du cerveau. Mais c’est provisoire, tout va renter dans l’ordre.

Seulement voilà tout à coup que mon chien s’avance dans la chambre. Lui, d’habitude si vigoureux, si fougueux et même brutal, il ressemble à un gros Chamalo, avec des pattes toutes mollassonnes, qui fléchissent sous son poids. Je l’appelle :

-Molosse !

Il s’avance encore, avec une lenteur désespérante et me saisit les doigts par jeu. Surprise, il a les canines toutes molles.

Je vous assure que ce genre de phénomène produit une curieuse impression. Pas une véritable angoisse, que peut-on craindre d’un être mou ? Je n’imagine pas un agresseur mou, me braquant avec une arme en caoutchouc mou!

Je n’imagine même pas un dieu mou !

Mais le plus curieux, c’est bien que moi, je ne sois pas atteint.

Je me lève à peu près normalement, quelques rhumatismes tout au plus, mais pas davantage que les autres matins. D’ailleurs, ils se déplacent, les rhumatismes. Un jour c’est l’épaule, la semaine suivante, c’est le bras. Puis on arrive aux jambes, aux pieds, ça va ça vient, oui, on s’habitue, c’est même marrant de se demander au réveil à quel endroit exact ça va se situer précisément, ce signe avant-coureur de la mort finale.

On fait des paris avec soi-même. Des paris avec la mort. Ca passe le temps, en attendant la fin ! On est toujours vivant pour attendre la fin de quelque chose. J’ai mis longtemps à comprendre ça, mais cette fois, ça y est, j’ai vraiment tout compris, j’ai tout compris !

Je suis prêt.

La mort est molle.

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