Bernardo Bertolucci est décédé ce lundi des suites d'un cancer, à Rome. Il avait 77 ans. Cinéaste des grandes forces de l'Histoire autant que des pulsions intimes, il a vécu le Novecento (XXe siècle) en enfant de Marx et de Freud. Mais surtout en artiste des formes et de la lumière.
En 2013, le grand metteur en scène italien a signé, à 73 ans, son dernier film, Moi et toi. Et retrouvait la Cinémathèque française, qu'il avait fréquenté dans sa jeunesse, qui lui consacrait une rétrospective. « Le Figaro » l'avait rencontré.
LF - Qu'est-ce qui a changé entre votre jeunesse, celle de votre film Innocents tourné il y a dix ans, et celle que vous filmez aujourd'hui dans Moi et toi?
Bernardo BERTOLUCCI - Je ne sais pas ce qui a changé ou pas, mais comme cinéaste, j'ai toujours eu une attraction pour la jeunesse, parce qu'on voit les personnages grandir à l'écran. Cocteau disait que le cinéma, c'est la mort au travail : il enregistre le passage du temps. Je suis toujours inspiré par la jeunesse parce qu'on voit la vie au travail, et ce sens du dynamisme me donne du plaisir.
Vous avez beaucoup exploré l'érotisme, du Dernier Tango à Paris à Innocents, le thème de l'inceste, l'homosexualité, la liberté sexuelle. Est-ce que vous vous sentez accordé à la société actuelle qui n'admet plus de limites au libéralisme du sexe et du genre ?
Je ne sais pas si je suis accordé à cette mentalité. Quand on évolue dans le domaine de l'art, on doit s'accorder surtout à la sincérité, à la vérité. Or, il y a souvent un faux libéralisme. Je suis assez d'accord avec ce que disait Pasolini dans les années 1970, peu avant son assassinat. Il dénonçait une fausse liberté dictée par la société de consommation. Les jeunes sont tellement faibles et démunis devant cette espèce d'orage d'informations et d'images qui se déverse sur eux. Comment démêler le vrai du faux dans ce fourre-tout qu'on recouvre du nom de modernité ? Le mot lui-même fausse beaucoup de choses.
Pasolini, avec qui vous avez commencé votre carrière, reste un maître ?
Quand j'ai débuté avec lui comme assistant sur Accatone, j'ai été impressionné de voir un grand poète, romancier, penseur, essayer un autre langage. Il découvrait son cinéma jour après jour. Je lui dois beaucoup car il m'a forcé à trouver mon langage à moi, pour ne pas l'imiter. Il employait presque toujours le plan fixe sur les personnages, ce qui est une façon de les sacraliser. Du coup, j'ai choisi de faire bouger la caméra. Comme il habitait près de chez mes parents, nous faisions le chemin ensemble et parlions beaucoup. Il me racontait même ses rêves de la nuit. Dans les années cinquante, il a été vraiment pourchassé et persécuté. Même le Parti communiste le regardait avec suspicion. Il me fait rire, Berlusconi, quand il se prétend persécuté.
Vous avez été très engagé à gauche. Comment voyez-vous l'Italie d'aujourd'hui ?
Je vois, hélas, une grande inertie, un détachement morne, comme si les gens n'avaient plus envie de prendre la politique au sérieux. C'est le résultat de la sous-culture imposée depuis vingt ans par Berlusconi. J'ai vu les gens se désintéresser peu à peu de la vie politique, c'est désolant de se dire que, s'il y a encore quelque part un peu d'énergie politique, elle va vers Beppe Grillo. Son succès électoral fugitif est très significatif. Il est lié d'une part à cette déception générale vis-à-vis des partis traditionnels, d'autre part à la force de son populisme. Ce comique de second rang a eu du succès auprès des jeunes parce qu'ils sont vulnérables face au populisme. Mais on ne va pas très loin avec un programme qui tient à peu près en un mot : «Vaffanculo» («Va te faire enc…» NDLR). Au Parlement, son groupe s'est montré incapable d'être constructif, créatif. Pour ma part, je reste habitué à l'existence des partis.
Mais vous n'êtes pas dupe des mensonges et des hypocrisies. Dès La Stratégie de l'araignée, vous montriez un héros politique falsifié.
Je ne suis pas un moraliste. Je suis même un non-moraliste. L'hypocrisie fait partie de la vie, comme tout le reste. C'est une des forces sur lesquelles se base notre société. La Stratégie de l'araignée jouait sur des ambivalences troubles autour d'un traître-héros. Mais vous souvenez-vous du dernier plan ? Le fils qui a découvert la vérité sur son père va reprendre le train, qui est en retard. Et il s'aperçoit qu'il y a de l'herbe sur les rails. Peut-être que le train ne passe plus depuis longtemps… Le dernier mot est à la poésie. Je pense qu'on est libre au cinéma d'habiter le domaine de la poésie. On le voit dans Sacro Gra qui vient de remporter le lion d'or à Venise, où je présidais le jury : ce documentaire montre des personnages comme oubliés, à côté du périphérique de Rome (le Gra), et cette humanité touchante a une force poétique.
Qu'est-ce que la poésie, pour vous?
J'ai grandi dans la maison d'un poète (Attilio Bertolucci, NDLR), et l'adjectif «poétique» était le mot qu'on employait, dans la famille, pour dire qu'on aimait quelque chose. Il y a la poésie d'un visage, d'un geste, d'une lumière, d'un objet, d'un moment - ces moments indéfinissables qui n'ont pas une puissance politique, historique, sociale, qui flottent entre tout cela. Mais pour capturer la poésie, qui existe et passe libre dans notre vie, il faut les mots, les images, les notes. Sans eux, elle reste diffuse, pourrait se perdre. On ne la remarquerait pas assez.
Parmi les acteurs que vous avez fait tourner, y en a-t-il un qui vous laisse un souvenir particulier ?
J'ai de l'amour pour tous. Mais quelqu'un qui me vient tout de suite en mémoire, c'est Jean-Louis Trintignant. On était jeunes quand on a fait Le Conformiste et on s'est merveilleusement entendus. J'aimais son ironie, qui pouvait être glaciale. À la fin, dans le plan sur son dernier regard, quand il a tout compris, l'équipe était impressionnée par son intensité. Je lui ai demandé à quoi il avait pensé. Il m'a répondu : «Au train de gommes de la Mercedes.» J'ai pris une bonne leçon d'intelligence et d'humour démystificateur.
Que reste-t-il de marxiste en vous ?
Tout ce qu'on a vécu et expérimenté reste… Peut-être une façon de lire l'humanité, de situer toujours les individus dans un contexte plus général, des conditions historiques. Je cherche l'équilibre, ou l'absence d'équilibre, entre l'intime et le collectif. J'ai beaucoup basé mon cinéma sur la contradiction entre bourgeoisie et révolution. Je continue à prendre le mot «révolutionnaire» au sérieux, on devrait le manier avec précaution au lieu de le galvauder comme on fait trop souvent.
Et si la révolution va vers le capitalisme ?
Quand j'ai tourné Le Dernier Empereur, entre 1984 et 1986, j'ai vu les débuts de la transformation de la Chine, l'arrivée du rock, des modes vestimentaires, les gens qui souriaient… Ce qu'ils n'ont pas toujours fait depuis. Communisme et capitalisme font un curieux mélange, c'est sûr. Mais je n'ai pas peur des paradoxes, surtout que j'aime la culture française, qui en a le goût. Je pense que je suis, comme disait Robert Bresson, «un pessimiste gai et un optimiste triste».