L’autre jour un type plus jeune que moi (il y en a de plus en plus), se déconnectant momentanément de ses 54 réseaux sociaux, a utilisé pour moi un rustique moyen de communication, sa langue, pour me poser une question : « Mais qui c’est, San Antonio ? »
Ah ! jeunesse privée d’une éducation de base, je vais tenter de combler ton incroyable lacune.
San Antonio (San-A pour les intimes) est le commissaire des romans policiers de Frédéric Dard apparu en 1949 pour traverser 51 ans d’histoire littéraire dans 175 titres, sans compter les hors séries. La faconde, la truculence et la vitalité rabelaisienne de ce héros et de son inséparable comparse Bérurier n’ont d’égal que son génie du verbe. C’est pas moi qui le dis mais son éditeur, dans la préface de « L’histoire de France vue par San Antonio » que j’ai sous les yeux. Je peux pas me retenir de vous en jouer un extrait :
- Je ne suis pas morose, Gros, expliqué-je. Je réfléchis.
Il a un rire pareil à un sac de noix vidé dans le grand escalier de l’Opéra.
- Tu m’étonneras toujours, San-A. Réfléchir sans y être obligé, c’est du vice.
Il relève de trois centimètres le bord de son chapeau et essuie un peu de sueur sur son front prolétarien avant d’avouer :
- Moi, je réfléchis jamais en dehors des heures de travail.
On dira jamais assez l’influence considérable de San Antonio sur les artistes et les écrivains français, Audiard, Mocky, Cavanna, Reiser, Gotlib, Coluche… La presse et la BD des années 70 (Pilote, Hara Kiri, Charlie Hebdo, Fluide glacial et tant d ‘autres) lui doivent énormément.
Je résiste pas au plaisir de vous livrer quelques uns des titres de San Antonio (à eux seuls ils renouvellent la langue) : « Céréales Killer », « Foiridon à Morbac City », « Les morues se dessalent », « Meurs pas, on a du monde », « Viens avec ton cierge », « Chérie, passe-moi tes microbes », « Sucette Boulevard », « Lâche-le, il tiendra tout seul »…
Frédéric Dard inspirait une vraie sympathie, celle qu’on éprouve pour les grands timides qui cachent leur angoisse dans la dérision. Du même bouquin, je tire cette profonde réflexion :
« - Le monde qui était nuées ardentes deviendra cendres froides. Un jour, les contours familiers de notre France s’effaceront, comme, dans l’âtre, la bûche consumée perd ses formes.
Alors ce jour-là, qui sera un jour sans herbes et sans oiseaux, sans France et sans Bérurier, que restera-t-il de notre passage dans le monstrueux silence des espaces cosmiques, Gros?
Béru se lève, toussote et met ses mains aux poches :
- Ce qui restera, San-A ? Je vais te le dire… Il restera le bruit de nos rires. Quand on se marre, on fait des ondes, gars, n’oublie pas ! Ces ondes, elles sont en route vers d’autres planètes où que des petits bonshommes les récupèreront pour en rigoler à leur tour. »