Dimanche, devant la télévision. Un journaliste donne la parole à un individu pancarté, en tête d'un cortège de deux à trois cents personnes.
Stupeur, il s'agit d'Emmanuel Leroy-Ladurie, inoubliable auteur de "Montaillou, village occitan", de "L'histoire du climat depuis l'an mil". Ce qu'il dit ? Voici :
- "Il est inadmissible que les grévistes tiennent ainsi les usagers en otages !"
Leroy-Ladurie, ex-communiste, un des plus remarquables représentants de la culture française ! Raison de plus pour s'indigner et se révolter contre le mensonge d'un tel propos, même s'il s'agit d'un simple accès de sénilité.
En effet, qu'est-ce qu'un "otage" ? Au départ un "hôte", ("oste", le mot date de 1080) livré comme "garantie de l'exécution d'une promesse", généralement dans le cas d'un traité militaire. Plus tard le terme désigne une "personne que l'on détient comme gage pour obtenir ce que l'on exige".
On ne voit donc pas comment les non-grévistes, même dans l'impossibilité de gagner leur lieu de travail, puissent être considérés comme des otages. Il faudrait, au moins, qu'ils soient enfermés. On voit encore moins comment les usagers des transports en commun pourraient mériter cette appellation, puisqu'ils se plaignent, précisément, de ne pas pouvoir aller se faire enfermer.
Quant au terme d'usager, il nécessite, lui aussi, un petit rappel. Qu'est-ce qu'un "usager" ? Au sens moderne (1933) une "personne qui utilise un service public". Autrement dit, tout le monde. On ne voit donc pas pourquoi un non-gréviste se targuerait d'être le représentant des "usagers", catégorie qui englobe absolument tous ceux qui utilisent un transport public, y compris les grévistes.
Ce qu'il y a d'étonnant dans cette distorsion du langage, c'est que les choses ont été remarquablement mises au point, en 1957, dans un ouvrage qui fait autorité : "Mythologies" de Roland Barthes. Rappelons donc cette page célèbre : "l'usager est un personnage imaginaire, algébrique", disait Barthes. Il ne s'agit pas, en effet, d'une profession, qui donne un statut social, mais d'un aspect de la vie du travailleur, plutôt que de celle de M. Leroy-Ladurie, dont je suppose qu'il ne prend pas forcément le métro pour se rendre au Collège de France.
"L'usager", "l'homme de la rue", rappelle Roland Barthes, sont des "personnages" inventés par les mentalités réactionnaires. Ils n'ont aucune réalité. Qu'on cesse donc d'opposer les "usagers" aux "travailleurs", ce sont les mêmes !
On est triste d'avoir à faire des remarques aussi élémentaires, et, à ce propos, on ne saurait mieux faire que de recommander la relecture de "Mythologies". On y réapprendrait la différence entre un "pauvre" et un "prolétaire", et on démystifierait, déjà en 1957, le personnage mythique de l'abbé Pierre, dont la charité a tant servi à faire oublier la justice.
Et mille excuses de ne pas avoir été drôle. Mais je suis pris en otage par la connerie humaine !
Rolland HENAULT (1995, dans "Articles" Volume 5 - Editions de l'Impossible)