Emile Zola a écrit un livre qui a longtemps scandalisé les Français. Il s’agit de « La Terre » (1887). Scandalisé oui, parce qu’il décrit le monde paysan sous un jour très sombre : des idiots de village qui se livrent à l’inceste, des patrons de bordels moralisateurs, des enfants qui n’attendent pas l’héritage, des meurtres à la faux. Des enfants qui font rôtir leurs vieux parents pour accélérer la procédure. Des vieux qui bouffent pour le plaisir d’emmagasiner des nourritures, et une mère Caca, qui fait pousser ses légumes directement dans la merde.
Et encore d’autres détails qui font mauvais genre. Et pourtant le texte que je vous propose n’est pas spécialement subversif. Mais il va à l’encontre d’un réalisme très étroit. Bref, Emile est poète, lisez vous-même :
« …quand le soir tombait, l’éternel flux battait sous le vent du large. Des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers émergeaient, plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s’évanouissait, pareil à la tache d’un continent. »
Bel effort littéraire, avouez-le ! Evidemment vous avez tous vu la métaphore de l’océan pour décrire la terre de Beauce. Et la vie est présentée comme une navigation. Une navigation sur la terre de Beauce. Les écrivains qui ont évoqué les champs qui s’étendent à l’infini, ont toujours la même comparaison. Mais avec Zola, c’est une métaphore mieux réussie. On passe de « l’éternel flux » aux « voiles blanches » aux « mâts », aux clochers qui « émergent » et on finit par l’image des « ténèbres » en « pleine mer » et l’on est transporté dans un « continent » perdu.
Qui aurait mieux montré le tragique de l’existence humaine ? On pense au poème de Baudelaire, « Ô Mort vieux capitaine il est temps levons l’ancre ».
Et alors on se prend à pardonner à tous ces êtres maudits, voués à une solitude irrémédiable. Perdus qu’ils sont au milieu de l’espace et du temps.
Je remarque surtout certains mots qui présentent cette « navigation » comme une « vision » fantastique.
« L’éternel flux ». Zola est au-delà du temps. Ce qui est un comble pour un « auteur réaliste ». De même les « façades vivement éclairées ». On a l’impression qu’il s’agit d’un paysage magique. Et on passe aux clochers qui « émergent », qui « plantent des mâts ». Les « clochers » s’animent, deviennent vivants.
Les « voiles blanches » font appel à l’imaginaire, évoquent la légende de Tristan et Iseult. Et voilà que la mer « murmure » comme dans les textes du « Horla » de Maupassant. Pour finir on est porté, transporté dans un « continent ». Et en plus, le mot « ténèbres » évoque irrésistiblement un personnage diabolique, « le prince des ténèbres ». Le paysage est envoûté.
Conclusion : le réalisme, ça n’existe pas. Les artistes recréent le monde.