Sire de grâce écoutez-moi
Je viens de sortir des galères
Je suis voleur vous êtes roi
Agissons tous deux en bons frères
Les gens de bien me font horreur
J’ai le coeur dur et l’âme vile
Je suis sans pitié sans honneur
Ah ! faites-moi sergent de ville
Bon ! Je me vois déjà sergent
C’est une maigre récompense
L’appétit me vient en mangeant
Allons sire ! Un peu d’indulgence !
Je suis hargneux comme un roquet
D’un vieux singe j’ai la malice
En France je vaudrais Gisquet
Faites-moi préfet de police
Je suis j’espère un bon préfet
Toute prison est trop petite
Ce métier pourtant n’est pas fait
Je le sens bien pour mon mérite
Je sais dévorer un budget
Je sais embrouiller un registre
Je signerai votre sujet
Ah Sire ! Faites-moi ministre !
Sire ! Oserais-je réclamer
Mais écoutez-moi sans colère
Le voeu que je vais exprimer
Pourrait bien ma foi vous déplaire
Je suis fourbe avare méchant
Ladre impitoyable rapace
J’ai fait se pendre vos parents
Sire ! Cédez-moi votre place !
Pierre-François Lacenaire (1800-1836)
Bien éclipsée pendant un siècle par tant d’autres criminels aussi effrayants et plus récents, la figure de Lacenaire est sortie de l’ombre grâce aux "Enfants du Paradis" de Prévert et Carné. Fils d’honorables commerçants établis près de Lyon, élève au lycée de cette ville puis au petit séminaire d’Alès dont il est chassé, Lacenaire entame sa licence en droit à Chambéry. Ses indélicatesses et ses débauches le contraignent à chercher refuge à Paris en 1825. Il sait s’y faire accueillir par les journaux de l’opposition. Mais un duel malheureux en 1829, avec un neveu de Benjamin Constant, qu’il tue, le prive de ressources. Il vole et revend alors un cabriolet, ce qui lui vaut un an de prison purgé à Poissy. Il fait là, dira-t-il, son « université criminelle » et, dès sa sortie, fonde une association de malfaiteurs. Il encourt bientôt une nouvelle condamnation en 1832 et c’est en prison qu’il écrit une ballade qui le rend célèbre, "Pétition d’un voleur à son roi, son voisin". Cela lui vaut d’entrer au journal "Le Bon Sens" dirigé par Altaroche, un détenu politique, où il publie un article remarqué sur le régime pénitentiaire, "Les Prisons et le régime pénitentiaire" : Lacenaire y décrit l’initiation criminelle et les moeurs infâmes qui sont de règle dans les maisons centrales. Sans argent, il décide d’égorger les garçons de recettes des banques au retour de leur tournée. Au deuxième crime, sa tentative échoue. Il est identifié et arrêté par le célèbre policier Canler en 1835. Les assises de la Seine le condamnent à mort. En attendant son exécution, il écrit ses Mémoires et Révélations qui dénotent un indéniable don littéraire; il reçoit dans sa cellule la haute société parisienne, « émerveillée par son éducation et son talent », qui vient solliciter des autographes. Il est exécuté le 9 janvier 1836, refusant les prières de l’aumônier, lui qui avait écrit : « Dieu, le Néant, notre âme, la Nature. C’est un secret. Je le saurai demain. »