Le groupe Thalès a mis au point un « portefeuille d’identité numérique » (Digital Identity Wallet), c’est-à-dire une sorte de passe sanitaire étendu à toutes les démarches de la vie quotidienne, assorti d’un dispositif de reconnaissance biométrique pour empêcher la fraude (voir la vidéo).
Le Digital Identity Wallet est « le meilleur ami de l’homme », nous dit Thalès, car c’est un outil de liberté qui protège la vie privée. Il « offre aux citoyens un contrôle total sur leurs données personnelles, avec la liberté de décider quelles informations ils partagent, quand et avec qui ils souhaitent les partager ». Par exemple, à l’entrée d’un bar, ils peuvent générer un QR code qui ne révèle que leur âge, et aucune autre information personnelle (ce que fait déjà le passe sanitaire).
En d’autres termes, ils partagent leur vie entière avec le groupe Thalès et ses partenaires (dont le gouvernement), mais ne lâchent rien au vigile du restaurant.
Ce passe digitale en préparation nous concerne tous très intimement. Il a déjà valu à Thalès le prix 2019 de « l’entreprise de l’année » par le cabinet Frost & Sullivan, qui relève avec intérêt l’une de ses originalités : « En cas de suspension d’un droit de l’individu pour quelque raison que ce soit, le gouvernement peut l’invalider en temps réel sur la plateforme ». On peut donc désactiver à distance les moyens de paiement, la couverture santé ou le permis de conduire d’un citoyen. Une fonctionnalité dans l’air du temps : la même mesure était préconisée par les sénateurs de la commission prospective en juin 2021 dans la description de leur futur dispositif de crise sanitaire où, « dans un cas extrême, les données médicales d’un individu positif pourraient être croisées avec ses données de géolocalisation, et en cas de violation de sa quarantaine, conduire à une information des forces de l’ordre, ou, par exemple, à une désactivation de ses moyens de paiement. »
En mai 2021, Thalès a fusionné avec l’entreprise Atos pour créer Athea, le champion européen du traitement de données massives et de l’intelligence artificielle pour les secteurs de la défense, du renseignement et de la sécurité intérieure.
Par pure coïncidence, il se trouve qu’en juin 2021, la Commission européenne a acté par la voix de Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, la création d’un Digital Identity Wallet pour tous les Européens. D’ici septembre 2022, les États membres devront en avoir établi les procédures techniques pour lancer des expériences pilotes. Non seulement cette création porte le même nom que le produit de Thalès, mais elle repose, tout aussi étrangement, sur le même argumentaire : « Le portefeuille d’identité numérique permettra aux citoyens de choisir quelles informations d’identité ils partagent avec des tiers, et d’en garder le contrôle. »
Le fait que Thierry Breton ait quitté son poste de PDG du groupe Atos en 2019 pour devenir commissaire européen n’a probablement aucun rapport avec cette troublante coïncidence. On ne voit pas pourquoi il aurait avantagé ni Atos ni Thalès, principal groupe industriel français de sécurité. Et rien de tout ceci ne rappelle la récente enquête de Mediapart dans laquelle on apprend qu’une taupe de Thalès aurait infiltré l’ONU avec la complicité du gouvernement français pour orienter et décrocher les marchés d’équipement électronique des missions de l’organisation internationale.
Mais ce n’est peut-être pas le plus important. L’important est que nous sommes en train d’oublier ce que signifie la liberté. Une armée d’analystes et de communicants au service des grandes entreprises et des administrations s’y emploie chaque jour, en nous persuadant que la liberté est un sujet très technique qui concerne les modalités de stockage de nos données personnelles, et que dans ce domaine, Thalès est plus sûr que Facebook.
Tout comme le « sentiment de la nature » perdure alors que la biodiversité s’effondre, le «sentiment de liberté » demeure, on peut l’éprouver entre deux portiques, mais cela n’enlève rien au fait que la liberté elle-même est en train de disparaître. Après quelques mois, on ne prête probablement plus attention au fait d’avoir dû scanner son visage pour aller au bar, on pense à la soirée avec les amis. On ne voit pas les nouvelles bornes d’identification, pas plus que nous ne voyons les antennes relais quand nous traversons le paysage. Nous oublions que le monde pourrait être très différent, et qu’il l’a été. Il y a trente ans, presque personne n’avait de téléphone portable. « J’ai vécu à une époque, écrit George Bernanos en 1944 où n’importe quel honnête homme pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. »
Comment lutter contre ce verrouillage de nos vies ? D’abord, combattre autant que possible l’informatisation des activités humaines, qui débouche nécessairement sur l’identification électronique. Créer des espaces alternatifs qui s’y soustraient (pour s’entraîner à la liberté). Quant à moi, je n’ai jamais eu de smartphone. C’est une manière à la fois dérisoire et utile de ralentir la machine. Thalès, pour défendre son Digital Identity Wallet, argue que « 90 % des utilisateurs ont leur smartphone à portée de la main à tout moment ». Ce chiffre ne correspond pas au taux d’équipement en France, qui est de 84 %. En tous cas, il deviendrait beaucoup plus compliqué pour l’État et les entreprises d’imposer la biométrie, les QR code et tout ce qui s’ensuit si un bon quart de la population ne disposait pas de cet objet.
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