Il a passé vingt ans dans l’enfer du bagne de Saint-Laurent du Maroni, il s’est donné lui-même la mort qu’il s’était choisie, et pourtant en l’an 2000, Marius Alexandre Jacob est plus vivant que jamais.
A Reuilly, on se souvient toujours de lui, et Bernard Thomas, journaliste au Canard Enchaîné, vient de lui consacrer un second livre.
C’est que Marius Jacob n’était pas « tuable », comme on dit en Berry. Né en 1879 à Marseille, il parcourt les mers à l’âge de 13 ans, employé comme mousse sur un bateau-pirate. Quand il rentre à Marseille, rongé par les fièvres, retour d’Australie, il entreprend de s’instruire, avec la lecture de Victor Hugo. Le grand poète en fera un anarchiste révolutionnaire. A cause de cette phrase : « Les parasites sociaux sont les prêtres, les juges et les militaires ». Victor Hugo est plus subversif qu’on ne croit. Alors, après bien des lectures en autodidacte, Marius Jacob décide que « le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. Le vol, c’est la restitution. » C’est la grande époque des attentats anarchistes, qu’on appelle la « propagande par le fait ». On dit aussi la « reprise individuelle », c’est plus soft : on ne tue pas, on vole.
Marius Alexandre Jacob, après d’invraisemblables péripéties, fera du vol un métier. Il vole pour la cause, celle du peuple. Son groupe anarchiste se nomme les « Travailleurs de la Nuit ». Ces travailleurs sont animés d’un « noir désir » : la justice pour le prolétaire. La bande, ou plutôt l’équipe de travail compte quarante « employés » en 1901. Elle agit dans toute la France. Marius a recours aux méthodes de travail les plus inattendues. Il s’achète une quincaillerie, pour étudier les serrures des coffres, une friperie pour les déguisements, une fonderie pour recycler l’or !
Il est arrêté à la suite de 156 vols officiellement reconnus, mais il en manque à peu près autant, dans le dossier.
Des vols qui ont une certaine classe. Déguisé en policier, il se permet d’instrumenter à son tour chez un huissier. A Rochefort, découvrant qu’il est entré par erreur chez Pierre Loti, il repart en laissant un billet d’excuses : « Je ne saurais rien prendre à qui vit de sa plume. Tout travail mérite salaire ».
Marius passe en procès à Amiens en mars 1905.
Au président du tribunal qui lui récite la formule rituelle :
- Accusé, levez-vous !
Il répond :
- Vous êtes bien assis, vous !
Et c’est tous les jours pareil, si bien que chaque matin, à l’arrivée du fourgon cellulaire, la foule crie : « Vive Jacob, vive l’anarchie ! »
Son affaire est d’autant plus retentissante qu’il nargue le tribunal, ironise, se moque ouvertement de la Cour. Resté ferme sur ses positions, il écope du maximum : perpétuité. Le bagne, d’où l’on ne revient pas, Saint-Laurent du Maroni. Mais Marius est d’une trempe à revenir de tout, de la maladie, des agressions, des brimades des gardiens, du climat, et même de la férocité du droit français qu’il va contribuer à faire changer. Il totalisera 17 tentatives d’évasion et 4 ans de mitard !
On l’a un peu vite considéré comme le modèle choisi par Maurice Leblanc pour son Arsène Lupin. Mais Jacob n’était pas un mondain, pas un gentleman cambrioleur.
C’était un militant qui gardait 10% du produit de son « travail ».
Quand, suite à une campagne de presse nationale, il revient en France en 1928, il est libre.
Il devient désormais, selon sa formule, un « bagnard en retraite ». Il va se fixer dans l’Indre, à Reuilly, plus exactement au Bois-Saint-Denis, dont les habitants, vignerons pour l’essentiel, sont considérés comme des « rouges ».
Ce terme englobe deux spécialités, la couleur politique, et la couleur rouge des incendies plus ou moins volontaires, qu’on a l’habitude de voir s’allumer spontanément, pour rembourser les cotisations des assurances. De la reprise individuelle ? Pas tout à fait. Mais un état d’esprit qui convient à Marius.
Car, à Reuilly, tout le monde sait qu’il est un ancien bagnard et la plupart le respectent, quand ils ne l’admirent pas. Il est une sorte de Robin des Bois, de Zorro berrichon et le mot « anarchiste » ne fait pas peur dans ce pays de fortes têtes, habituées à ne pas obéir.
A Reuilly, il reste peu de souvenirs concrets de Marius Jacob. Sa maison, modeste habitation sans étage est toujours occupée. On se souvient du jour qui précéda sa mort. Il avait invité les enfants du Bois-Saint-Denis à une fête : petits gâteaux à volonté et jus de fruits. Il les avait gentiment congédiés en fin d’après-midi. C’est qu’il avait du travail, Marius.
Il lui fallait ranger ses affaires, avant le grand départ, sa propre mort qu’il avait décidée pour ce 24 août 1954. Cette nuit-là, il avait disposé deux bouteilles de rosé à l’entrée de sa cuisine, il avait rédigé aussi ce mot d’excuses : « Linge lessivé, rincé, séché mais pas repassé, j’ai la cosse. Excusez. »
Puis il était allé s’étendre sur son lit après avoir fait une piqûre à son chien, Negro, ce chien qui portait un foulard rouge et pour lequel il avait demandé la Légion d’Honneur ! Ensuite, il avait pris la seringue, et il s’était injecté le même produit qu’il avait employé pour son compagnon. Homme et chien, frères de race jusqu’à la fin.
Sa mort n’était pas le résultat d’un coup de désespoir, il avait longuement mûri son suicide, un suicide sans cause particulière, sinon qu’il était parvenu au terme de son existence. « Je me piquerai une fois le feu allumé, et je m’endormirai à la papa » avait- il écrit à un ami.
Il était particulièrement ami avec la famille Malbête, dont le représentant actuel est le vigneron, Guy, qui réside à proximité, rue du Boulanger.
Si nous continuons dans les rues qui descendent au bourg de Reuilly, il nous faut penser que c’était le parcours de Marius. Il avait pris l’habitude de transporter les enfants dans sa camionnette, et, au bas de la côte, quand l’engin avait pris sa plus grande vitesse, il expliquait : « C’est normal, il y a un puits de pétrole en dessous ». Il avait même inventé un étrange système de clignotant qui ne clignotait pas. On tirait sur une ficelle et une plaque de bois se relevait, signalant la manœuvre à l’automobiliste qui suivait. Un pionnier de la sécurité routière !
A Reuilly, Jacob avait été marchand forain, et c’est là qu’il s’était appelé « Marius ». Ce second prénom était plus court qu’Alexandre, et l’inscription sur son barnum coûtait moins cher ! Il ne s’embarrassait pas avec l’état-civil.
Mais en arrivant à Reuilly, il faut se rendre à l’Office de Tourisme. On y prépare une exposition sur le vieil anarchiste. Et on pourra pousser jusqu’au cimetière, la tombe de Marius Jacob est discrète mais elle porte la mention « à perpétuité ».
C’est bien la moindre des choses.
Rolland HENAULT (dans "Articles" 2001 - 1996 aux Editions de l'Impossible)